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Full text of "La nature chez elle; et, Ménagerie intime"

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TORONTO 


LA  NATURE 

CHEZ   ELLE 

BT 

MÉNAGERIE   INTIME 


ŒUVRES  DE  THEOPHILE  GAUTIER 

PUBLIÉES   DANS    LA    BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

à  3  fr.  50  le  volume. 


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Paris.  —  Imp.  F.  Imbert,  7,  rue  des  Canetle.«. 


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THÉOPHILE   GAUTIER 


LA  NATURE 

CHEZ  ELLE 

ET 

MÉNAGERIE  INTIME 


/ 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

H,    RUE    DE    GRENELLE,     Il 

1891 

Tous  droits  réservés. 


-:     -)  5'S 


9^ 


LA 


NATURE  CHEZ  ELLE 


CHAPITRE  PREMIER 

EN  PEIGNOIR  BLANC 

Les  coteaux  ont  dépouillé  la  rousse  four- 
rure de  Tautomne,  et  les  dernières  feuilles 
rouges,  fanées,  détachées  depuis  longtemps 
de  la  branche,  courent  dans  les  chemins 
avec  un  froissement  de  papier  sec,  ou  mon- 
tent en  tourbillons  comme  des  papillons 
morts  pour  aller  retomber  un  peu  plus  loin, 
roulées,  tourmentées  par  le  souffle  âpre  de 
la  bise  qui  s'en  fait  un  jouet.  Une  seule 
reste  encore  au  bout  d'un  rameau,  affolée, 
palpitante,  ne  tenant  plus  que  par  la  ner- 

1 


2  LA   XATrUK    CHEZ    ELLE 

vure  de  sa  tige,  déjà  grillée  et  cuite  par  les 
premières  gelées  blanches.  Elle  danse,  éper- 
dument  battue  par  des  vents  contraires. 
Une  rafale  plus  forte  que  les  autres  l'en- 
lève, et  la  voilà  qui  s'envole  pour  rejoindre 
ses  sœurs  et  pourrir  au  pied  de  l'arbre 
dont  elle  était  le  frais  honneur  et  l'orne- 
ment. Les  pauvrettes  acceptent  leur  sort 
avec  résignation,  satisfaites  d'avoir  accom- 
pli leurs  destinées.  Elles  savent  obscuré- 
ment qu'au  printemps  prochain  d'autres 
feuilles  viendront  sur  l'arbre  nourri  par 
leur  détritus  changé  en  terreau,  et  qu'elles 
rentreront  dans  le  torrent  de  la  circulation 
universelle. 

Décidément,  c'est  l'hiver.  Sur  le  ciel  gris 
brumeux,  la  découpure  de  la  forêt  se 
dessine  en  rameaux  fins  et  menus  comme 
une  arborisation  dans  une  agate.  A  travers 
le  lacis  des  rameaux  apparaissent  des 
touffes  de  gui  aux  barbes  pendantes,  et  les 
nids  abandonnés  que  le  feuillage  cachait. 
Des  fumées  bleuâtres  flottent  entre  les  fûts 


EX    PEICNOIR    RLAXe  8 

noircis   des  arbres,    au  bout  des  allées  et 
dans  les  trouées  des  clairières. 

Déshabillée  de  sa  belle  robe  de  vcgélû- 
lion,  la  terre  se  montre  sur  le  versant  des 
coteaux  et  dans  l'étendue  des  plaines  avec 
ses  tons  bruns  humides  et  ses  gris  violets. 
Çà  et  làj  dans  les  sillons,  brillent  couime 
les  miroirs  d'un  piège  d'alouettes  des  fla- 
ques d'eau  que  le  sol  saturé  de  pluie  n'a  pu 
absorber. 

Des  bancs  de  nuages  qui  ressemblent  à 
ces  ébauches  de  lavis  faites  avec  de  l'encre 
délayée  d'eau,  rampent  péniblement  sur 
l'horizon,  chargés  de  froides  averses,  se  dé- 
chirant le  ventre  aux  crêtes  des  montagnes 
et  des  collines.  Bientôt  la  pluie  tombe, 
fouetlée  par  le  vent  et  raye  de  ses  hachu- 
res diagonales  le  morne  champ  du  ciel.  On 
n'entend  dans  la  nature  d'autre  bruit  que  le 
pétillement  des  gouttes  d'eau.  Les  voix  des 
oiseaux  se  sont  tues,  l'amour  ne  leur  ins- 
pirant plus  de  chansons.  Tout  est  silence  et 
solitude.  Le  paysan  regagne  sa  chaumière, 


4  LA  NATURE    CHEZ   ELLE 

dont  on  voit  la  fumée  à  travers  les  arbres, 
et,  libre  du  travail  des  champs,  il  se  repose 
auprès  du  feu,  sous  le  manteau  de  la  che- 
minée, et  se  moquant  des  intempéries  de  la 
saison,  attend  le  printemps  avec  patience. 

Les  cigognes  ont  quitté  la  flèche  du  Muns- 
ter, les  roues  attentivement  placées  au  bout 
d'un  mât,  et  les  toits  en  escalier  de  la  Hol- 
lande, cherchant  des  cieux  meilleurs.  Il  y  a 
longtemps  déjà  que  les  files  de  grues,  traî- 
nant leurs  plaintes,  comme  dit  le  Dante,  ont 
traversé  l'étendue  à  une  grande  hauteur. 
Les  hirondelles  sont  allées  retrouver  leurs 
anciens  nids  sur  les  terrasses  de  Malte,  les 
métopes  du  Parthénon  et  les  minarets  du 
Caire. 

Tout  ce  qui  a  Taile  assez  légère,  le  vol 
assez  puissant,  a  émigré  vers  le  soleil  ; 
mais  ceux  que  la  fatalité  de  la  pesanteur 
retient  et  qui  ne  sauraient  quitter  le  sol 
pour  planer  librement,  ne  peuvent  pas  fuir 
devant  la  mauvaise  saison.  Ils  n'ont  pas  ce 
privilège  du  printemps  perpétuel  ;   il  leur 


EN    PEIGNOIR   BLANC  5 

faut  subir  la  dure  nécessité  de  l'hiver, 
n'ayant  pour  abri  que  le  toit  dénudé  de  la 
forêt  qui,  à  travers  les  rameaux  chauves, 
laisse  filtrer  les  froides  gouttes  de  la  pluie  ; 
que  les  humides  cavernes  des  terriers,  les 
grottes  creusées  sous  les  racines,  les  cre- 
vasses des  vieux  murs  et  les  éboulements 
des  ruines,  tristes  logis  où  le  vent  pénètre, 
où  cingle  Fondée  oblique,  où  l'on  a  froid,  où 
l'on  n'est  pas  en  sûreté,  car,  en  se  dégar- 
nissant de  son  feuillage  la  forêt  a  perdu  son 
mystère,  le  fouillis  de  maigres  branches 
croisant  ses  traits  noirs  ne  masque  plus 
qu'à  demi  les  hôtes  inquiets. 

Et  voici  que  les  oiseaux,  les  petits  car- 
nassiers, le  gibier  de  poil  et  de  plume, 
cherchent  un  refuge  dans  les  arbres  sem- 
blables à  des  squelettes.  Oh  1  que  difficile 
et  précaire  est  la  vie  par  ces  temps  rigou- 
reux !  L'été,  la  table  est  toujours  mise  et 
richement  servie;  maintenant,  à  peine  reste- 
t-il  quelques  graines  rouges  au  sorbier, 
quelques  prunelles  à  fleur  bleuâtre,  à   sa- 

1, 


O  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

veur  âpre,  que  la  gelée  même  ne  peut  mûrir. 
L'herbe,  sous  les  lits  de  feuilles  sèches,  n'est 
plus  traversée  par  les  fourmis  voyageuses  ; 
les  insectes,  les  moucherons  qui  bourdon- 
naient dans  un  rayon  de  soleil  ont  disparu, 
confiant  leurs  œufs  à  la  terre,  aux  écorces, 
aux  fissures  des  rochers  ;  et  leurs  larves, 
soigneusement  cachées,  attendent  dans  l'en- 
gourdissement le  réveil  de  la  nature. 

Malheur  à  ceux  qui  n'ont  pas  leur  garde- 
manger  bien  garni  d'avance  !  Ils  feront 
maigre  chère.  Tous  n'ont  pas,  comme  le 
hardi  rouge-gorge,  l'audace  d'aller  frapper 
famihèrement  à  la  vitre  d'une  habitation 
pour  se  faire  ouvrir,  se  réchauffer  un  moment 
et  quêter  un  peu  de  nourriture.  D'ailleurs, 
il  y  a  des  méchants  qui  abuseraient  de  cette 
sainte  confiance,  et  l'animal  doit  se  tenir 
sur  le  qui-vive  vis-à-vis  de  l'homme.  Depuis 
la  sortie  de  l'Éden,  il  n'y  a  plus  de  sécurité 
pour  lui,  et  pourtant  il  n'a  pas  désobéi  à 
Dieu. 

Un  matin,  le  soleil  qui  s'est  levé  tard  des- 


EX    PKlGXOIi;    BLANC  7 

sine  son  disque  pâle  derrière  un  rideau  do 
brume  jaunâtre;  le  ciel  est  si  bas  qu'il  sem- 
ble toucher  la  terre.  Des  bandes  de  cor- 
beaux, —  en  poussant  ces  croassements 
où  Dupont  de  Nemours,  qui  prétendait 
entendre  le  langage  des  oiseaux,  comme 
Démocrile,  a  noté  vingt-huit  intonations 
différentes,  formant  un  vocabulaire  de 
signaux,  —  partent  pour  aller  dépecer 
quelque  bête  morte.  Le  noir  essaim  fend 
l'air  d'un  vol  plus  rapide  que  d'ordinaire, 
car  il  a,  avec  son  instinct  prophétique, 
pressenti  un  changement  de  temps. 

En  effet,  de  blancs  flocons  de  neige  com- 
mencent à  voltiger  et  à  tourbillonner 
comme  le  duvet  de  cygnes  qu'on  plumerait 
là-haut.  Bientôt  ils  deviennent  plus  nom- 
breux, plus  pressés  ;  une  légère  couche  de 
blancheur,  pareille  à  celte  poussière  de 
sucre  dont  on  saupoudre  les  gâteaux,  s'é- 
tend sur  le  sol.  Une  peluche  argentée  s'atta- 
che aux  branches  des  arbres,  et  l'on  dirait 
que  les  toits  ont  mis  des  chemises  blanches. 


8  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

Il  neige.  La  couche  s'épaissit^  et  déjà, 
sous  un  linceul  uniforme,  les  inégalités  du 
terrain  ont  disparu.  Peu  à  peu  les  chemins 
s'effacent,  les  silhouettes  des  objets  sur  les- 
quels glisse  la  neige  se  découpent  en  noir  ou 
en  gris  sombre.  A  l'horizon,  la  lisière  du 
bois  forme  une  zone  roussâtre  rehaussée  de 
points  de  gouache.  Et  la  neige  tombe  tou- 
jours, lentement,  silencieusement,  car  le 
vent  s'est  apaisé  ;  les  bras  des  sapins  ploient 
sous  le  faix,  et  quelquefois,  secouant  leur 
charge,  se  relèvent  brusquement  ;  des  pa- 
quets de  neige  gUssent  et  vont  s'écraser 
avec  un  son  mat  sur  le  tapis  blanc. 

Les  geais,  les  pies,  glapissent  aigrement 
et  font  grincer  leur  crécelle  en  volant  d'un 
arbre  à  un  autre,  pour  chercher  un  abri 
contre  les  étoiles  glacées  qui  tombent  sur 
leur  plumage  ;  les  moineaux,  blottis  sous 
les  feuilles  des  lierres  le  long  des  vieux 
murs,  poussent  des  piaillements  de  détresse. 
Ils  ont  froid,  ils  ont  faim,  et  l'avenir  de  leur 
déjeûner  les  inquiète. 


EN    PEIGNOIR    BLANC  9 

Sur  cette  belle  nappe,  plus  blanche  que 
le  plus  fin  linge  de  Saxe,  déployée  ironique- 
ment, il  n'y  a  rien  à  manger.  Au  contraire, 
elle  recouvre  le  repas,  si  l'on  peut  appeler 
un  repas  quelques  baies  demi-pourries, 
quelques  restes  de  vermisseaux,  ou  même 
l'humble  grain  d'avoine  que  la  digestion 
des  chevaux  laisse  tomber  sur  le  chemin. 

Du  fond  de  son  terrier,  le  renard,  dont 
les  yeux  à  pupilles  elliptiques  comme  cel- 
les des  chats,  prennent  dans  l'ombre  de 
vagues  phosphorescences,  écoute,  l'oreille 
dressée,  le  chant  éloigné  d'un  coq  qui  sonne 
la  diane. 

Oh  !  que  ce  pacha  de  basse-cour,  accom- 
pagné de  quelques-unes  de  ses  sultanes, 
ferait  bonne  figure  dans  la  cuisine  de  maî- 
tre Renard  1  Son  nez  noir  en  frémit  d'aise 
au  bout  de  son  museau  pointu  ;  il  passe  sa 
langue  sur  ses  lèvres  minces  et  fait  craquer 
ses  mâchoires  comme  s'il  tenait  sa  proie. 
La  renarde  et  les  renardeaux,  déjà  grands, 
ont  fort  bon  appétit  également,  et  le  renard, 


10  LA    NATI'RE    OlfF.Z    ELLF, 

quoique  fripon,  voleur  et  eaclin  au  guet- 
apens,  est  bon  père  de  famille. 

Mais  déjà  la  ferme  est  éveillée  ;  les  ser- 
vantes vont  et  viennent,  les  valets  s'occu- 
pent de  leurs  besognes  aux  écuries,  aux  éta- 
bles,  et  la  fumée  de  la  soupe  grasse  et  suc- 
culente monte  par  le  tuyau  de  la  cheminée 
en  briques  coiffée  d'un  turban  de  neige.  Il 
est  trop  tard:  à  tenter  le  coup  on  risque- 
rait sa  peau,  et  le  renard,  qui  n'en  a 
qu'une,  y  tient  particulièrement. 

Celte  nuit  il  a  visité  les  collets  tendus 
par  les  braconniers  aux  passages  des  liè- 
vres, et  il  n'a  rien  trouvé.  Les  lapins  se 
sont  tenus  chaudement  dans  leurs  logis 
souterrains,  et  il  a  vainement  attendu  leur 
sortie. 

Enfin,  il  se  décide,  pressé  par  la  famine, 
à  se  diriger  vers  la  ferme  ;  comptant  bien, 
pour  y  pénétrer,  tirer  quelque  stratagème  de 
ce  sac  où  les  fabulistes  ont  mis  tant  de 
ruses;  mais  l'aspect  d'un  chasseur  tra- 
versant la  plaine,  fusil  sur  le  bras  et  pré- 


F.N    PEIGXOIlt   BLAXX'  11 

cédé  de  deux  chiens  en  quête,  le  fait  bien 
vite  renoncer  à  son  projet  ;  il  rebrousse 
chemin  et  retourne  à  son  terrier. 

Sur  la  lisière  de  la  forêt,  sous  les  racines 
des  arbres,  entre  rébouriffement  des  brous- 
sailles et  des  herbes  sèches,  poudrées  à 
blanc  par  la  neige  qui  continue  à  tomber 
et  tachelte  l'ombre  de  ses  paillettes  d'ar- 
gent, s'ouvre  rorifice  du  noir  souterrain. 
Déjà  se  rasant  contre  terre,  le  renard  s'y 
est  englouti  à  moitié  ;  on  ne  voit  plus  que 
sa  croupe  matelassée  d'un  poil  épaisj  et  sa 
longue  queue  bien  fournie  qui  traîne  ba^ 
layant    ses    pas. 

La  Fontaine  a  dit  : 

«  Et  que  faire  en  un  gîte,  à  moins  que  l'on  ne  songe?» 

Que  peuvent  penser,  pendant  les  longues 
nuits  et  les  tristes  jours  d'hiver,  les  ani- 
maux tapis  dans  leurs  retraites  ?  Le  som- 
meil sans  doule  absorbe  une  grande  partie 
de  leur  temps.  Mais  on  ne  saurait  dormir 
toujours.  L'instinct  ne  rêve  pas.  C'est   une 


12  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

force  innée,  appropriée  à  la  nature  de  cha- 
que animal,  qui  lui  sugi^^ère  sans  trouble, 
sans  hésitation,  ce  qu'il  faut  qu'il  fasse  dans 
des  circonstances  données.  C'est  l'instinct 
qui  lui  apprend  à  préserver  sa  vie,  à  trouver 
sa  nourriture,  à  faire  son  nid,  à  élever  ses 
petits  ;  mais  les  bêtes  n'ont  pas  que  l'instinct  : 
elles  possèdent  aussi  une  sorte  d'intelli- 
gence; de  vagues  pensées,  des  ébauches  de 
raisonnements  traversent  leur  cerveau  obs- 
cur. Elles  se  souviennent;  elles  comparent. 
Dans  un  cas  imprévu,  elles  prennent  des 
déterminations  nouvelles,  elles  modifient 
leurs  ruses.  N'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  ali- 
menter une  songerie  inconsciente,  peuplée 
plutôt  d'images  que  d'idées?  Et  sans  prêter 
l'intelligence  humaine  au  renard,  on  peut 
bien  supposer  qu'au  fond  de  ce  chaud  terrier 
il  pense  aux  levrauts  qu'il  a  forcés,  aux  ca- 
nards et  aux  poules  étranglés,  aux  oiseaux 
retirés  du  piégea  son  profit,  aux  poursuites 
qu'il  a  déjouées  par  sa  vitesse  ou  ses  stra- 
tagèmes, et  peut-être  avec  une  nuance  d'iro- 


EN    PEIGNOIR   BLANC  13 

nie  aux  fox-hunters  en  habits  rouges  qui  se 
sont  cassé  les  reins  en  sautant  les  haies  pour 
rattraper.  Il  peut  aussi  se  permettre  quel- 
ques réflexions  haineuses  contre  l'homme, 
qui  chasse  injustement  des  bêtes  qu'il  ne 
mange  pas,  et  auxquelles  la  nature  appar- 
tient aussi  bien  qu'à  lui. 

L'hiver  a  sa  beauté,  bien  que  les  poètes 
célèbrent  de  préférence  le  printemps,  Tété 
ou  même  l'automne  avec  sa  riche  couronne 
de  pampres  rougissants.  Il  off're  des  tableaux 
moins  connus,  car  l'homme  regarde  peu  la 
nature  pendant  ces  mois  rigoureux,  mais 
pleins  d'effets  pittoresques  d'un  caractère 
mélancolique  et  grandiose,  parfois  môme 
d'une  grâce  austère. 

L'été  est  un  coloriste,  l'hiver  est  un  des- 
sinateur. Il  met  à  nu  les  formes,  il  arrête 
les  contours,  précise  les  lignes,  indique  les 
emmanchements. 

Comme  ces  feuilles  dont  on  dégage  toutes 
les  nervures  en  frappant  leur  pulpe  verte 
d'une  brosse  pour  en  faire  des  dentelles  vé- 


14  LA   NATUllE    CHEZ    ELLE 

gétales  d'une  incroyable  délicatesse,  l'hiver, 
en  lui  ôtant  son  feuillage,  a  fait  ressortir 
l'onalomie  de  la  forêt. 

On  peut  suivre,  à  partir  du  tronc,  l'in- 
sertion et  les  coudes  des  branches,  la  divi- 
sion des  rameaux,  jusqu'aux  brindilles  les 
plus  ténues  qu'un  roitelet  ferait  ployer  en  s'y 
posant.  Les  fines  découpures  se  superposent 
sans  confondre  leurs  réseaux,  et  sous  les 
rameaux  l'œil  s'enfonce  entre  les  fiits  des 
arbres  formant,  comme  les  colonnes  de  la 
mosquée  de  Cordoue,  des  entre-croisements 
de  nefs.  Les  brumes,  les  vapeurs,  les  pluies, 
quelquefois  un  pâle  rayon  qui  se  glisse,  va- 
rient la  monotonie  de  l'aspect.  La  nature 
n'est  pas  si  morte  qu'elle  en  a  l'air.  Du 
côté  du  sud,  des  plaques  de  mousse  étalent 
leur  velours  vert  sur  les  écorces.  Les  lichens 
spongieux  et  bleuâtres  revêtent  les  pierres  : 
quelques  herbes  pointent  entre  les  feuilles 
desséchées.  Une  vie  sourde  circule  dans  cette 
apparence  endormie,  même  les  jours  de  nei- 
ge. Les  genévriers  se  hérissent  au  bord  des 


EX    PFJC.NOIR    BL.VXC  15 

chemins,  et  les  houx  avec  leur  feuillage  den- 
telé et  piquant,  gardent  leur  sombre  ver- 
dure que  rehaussent  des  touches  argentées. 
Les  vieux  chênes  obstinés,  que  n'effraient 
pas  les  rigueurs  de  l'hiver,  ne  consentiront 
à  laisser  tomber  leurs  feuilles,  diadèmes  d'or 
roussi,  que  lorsque  le  printemps  leur  aura 
rendu  leur  belle  couronne  verte.  Ils  éten- 
dent sur  le  chemin  raviné,  aux  bords  du- 
quel s'accrochent  leurs  fortes  racines,  leurs 
branches  robustes  et  noueuses  où  le  vieux 
cerf,  dix  cors  soufflant  devant  lui  la  fumée 
de  ses  naseaux,  enchevêtre  sa  gigantesque 
ramure  en  cherchant  à  se  frayer  un  pas- 
sage. Dans  le  silence  on  entend  vivre  la 
forêt.  Les  arbres  agités  rendent  de  sourds 
murmures.  Des  froissements  d'herbes  et  de 
broussailles  signalent  la  fuite  de  quelque 
bête.  Un  oiseau  jette  un  cri;  une  branche 
cassée  tombe;  une  plainte  étrange,  partie 
on  ne  sait  d'où,  vous  arrive  et  vous  fait 
tressaillir.  Derrière  le  treillage  mille  fois 
entre-croisé  des  grêles  taillis,  vont  et  vien- 


16  LA  NATURE    CHEZ    ELLE 

nent,  cherchant  leur  proie,  évitant  leurs 
ennemis,  tout  un  monde  animal  invisible, 
ou  qui  traverse  comme  une  flèche  l'espace 
libre  des  routes.  La  neige  ajoute  à  la  beauté 
de  la  forêt,  qu'elle  change  en  un  immense 
bouquet  de  filigrane  d'argent.  Les  pins, 
avec  les  glaçons  qui  pendent  à  leurs  bran- 
ches, ont  l'air  de  girandoles  de  cristal  qui 
attendent  qu'on  allume  les  bougies  pour  un 
bal  de  fées,  de  nixes  et  d'ondines  ;  nous 
n'osons  dire  de  dryades,  car  les  chênes 
gaulois  nous  semblent  d'écorce  bien  rude 
pour  avoir  renfermé  de  ces  nymphes  déli- 
cates. 

Mais  voici  que  le  soleil  descend  à  travers 
les  brumes.  Son  disque,  pâle  le  matin, 
rouge  le  soir,  a  fait  dans  le  brouillard  une 
tache  sanglante.  Il  descend  encore  et  brille 
un  instant  derrière  la  dentelle  noire  de  la 
forêt.  L'ombre  envahit  la  nature,  ombre 
froide  que  n'éclaire  aucun  rayon  de  lune, 
aucune  scintillation  d'étoile. 

Des  vapeurs   montent  de   la    terre  et  se 


EN    PEIGNOIR   BLANC  17 

mêlent  à  l'obscurité  qui  tombe  du  ciel.  La 
nuit  n'est  pas  encore  tout  à  fait  opaque,  et 
dans  ce  crépuscule  qu'illuminent  les  vagues 
reflets  de  la  neige,  les  objets  se  déforment 
et  prennent  des  aspects  bizarres.  Les  sapins 
étendent  leurs  bras  comme  des  fantômes 
qui  supplient  ou  menacent.  Les  racines 
noueuses  se  tordent  au  bord  des  ravins  avec 
un  inextricable  emmêlement  d'hydre.  Les 
arbres  affectent  des  apparences  humaines, 
et  ployant  leurs  coudes  comme  pour  assé- 
ner un  coup,  ont  l'air  de  guetter  le  passage 
d'une  victime.  D'autres  fois,  dans  les  clai- 
rières, des  fumées  s'élèvent  du  sol,  sembla- 
bles à  des  ombres  sortant  du  tombeau, 
drapées  de  leur  suaire.  On  sent  autour  de 
soi  une  vie  confuse,  formidable  et  mons- 
trueuse. Des  vols  soudains  déplacent  les 
branches.  Des  pas  de  bêtes  invisibles  font 
craquer  les  herbes;  on  entend  des  feule- 
ments furtifs.  Des  prunelles  phosphores- 
centes s'ouvrent  comme  des  trous  lumineux 
dans  le  noir  masque   de  la  nuit.  Des  plain- 

2* 


18  LA    NATURE    CITEZ    ELLE 

les  étranges,  des  piaulements  sinistres,  des 
ululations  lamentables  éclatent,  se  prolon- 
gent et  s'éteignent,  rendant  plus  profond  le 
silence  effrayé. 

A  ce  bruit  tous  les  sourds  chuchotements 
se  sont  tus.  C'est  la  sombre  armée  des  vo- 
leurs de  nuit,  des  rapaces,  des  assassins  qui 
va  se  mettre  en  campagne. 

Les  innocents,  les  faibles,  les  petits,  tous 
ceux  que  la   fatalité  livre    sans  défense  aux 
dents,  aux    griffes,    aux   becs,  ont  frémi  de 
rinexprimable   horreur    des    ténèbres,  qui 
les  enveloppe  d'un  filet  aux  mailles  brunes. 

Quel  précaire  asile,  une  branche  sans 
feuilles,  un  trou  dans  une  vieille  écorce,  une 
fissure  de  rocher!  Aussi  le  pauvre  oiseau 
s'enfonce  dans  sa  plume,  met  sa  tête  sous 
son  aile  et  dort  d'un  sommeil  agité,  ne 
comptant  pas  voir  le  jour. 

Et  sa  peur  est  bien  fondée,  car  les  voilà 
étages  sur  un  rameau  transversal,  les  bri- 
gands nocturnes,  aux  masques  effrayants, 
aux  oreilles  de  plumes  dressées  comme  celles 


EX    rEIGXOIIl    BLANC  10 

des  chats,  au  bec  lordu  comme  un  nez 
humain,  avec  leurs  yeux  phosphoriques 
dardant  des  lueurs  de  lanterne  sourde  :  le 
grand-duc,  le  hibou,  la  chouette,  l'orfraie, 
toute  la  tribu  qu'offusque  le  jour,  la  serre 
aiguisée,  le  bec  repassé,  altérés  de  sang, 
affamés  de  chair;  ils  ont  concerté  leurs 
plans;  ils  connaissent  les  retraites  des  vic- 
times; ils  savent  où  elles  couchent;  ils  les 
ont  chambrés,  comme  disent  les  agents  de 
police. 

Le  moment  est  venu.  C'est  l'heure  où  la 
vertu  dort,  où  le  crime  veille.  Les  brigands 
ouvrent  silencieusement  leur  aile  au  vol 
muet,  ouatée  d'un  duvet  qui  amortit  le  son. 
Ils  glissentdans  l'air  comme  s'ils  rampaient. 
L'ouïe  la  plus  fine,  la  plus  inquiète,  ne 
soupçonne  pas  même  leur  approche.  L'assas- 
siné n'aperçoit  de  son  meurtrier  que  deux 
prunelles  rondes  et  flamboyantes  penchées 
sur  son  agonie,  tant  l'attaque  a  été  brusque 
et  conduite  avec  une  habileté  scélérate.  Les 
loups,  les  fouines,  les  belettes  se  mettent  à 


20  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

rôder  !  Partout  les  embûches  sont  dressées 
et  la  forêt,  si  paisible  en  apparence,  devient 
le  théâtre  de  plus  de  meurtres  qu'Ilion  après 
rirruption  des  Grecs. 

<(  Mangeurs  et  mangés,  c'est  tout  histoire 
naturelle,  disait  Thomas  Vireloque.  » 

Si  le  hibou  dévore  l'oiseau,  l'oiseau  ne 
dévore-t-il  pas  l'insecte? 


CHAPITRE  II 


A    SON    REVEIL 


L'hiver  lire  à  sa  fin.  Presque  partout  la 
neige  a  fondu  lentement.  Il  n'en  reste  plus 
que  quelques  plaques  de  jour  en  jour  plus 
étroites,  aux  endroits  où  l'ombre  séjourne 
et  que  n'atteint  pas  le  soleil,  dans  les  fissures 
des  rochers,  aux  plus  basses  branches  des 
sapins.  Les  arbres  ont  secoué  la  poudre 
blanche  dont  Frimaire  les  avait  enfarinés. 
Les  matins  sont  moins  paresseux  à  se  le- 
ver, les  soirs  plus  lents  à  se  coucher  ;  la 
nature  dort  toujours,  mais  son  sommeil  n'est 
pas  aussi  profond  et  ne  ressemble  pas  au- 
tant à  la  mort.  Des  rêves  commencent  à 
l'agiter,  riants  et  légers  comme  à  l'approche 
du  réveil.  Le  froid,  vieillard  à  la  barbe  de 
glaçons,  au  nez  rouge,  aux  yeux  pleurants, 
les  mains  emprisonnées  dans  des  mitaines 
ourrées,  le  dos  chargé  d'un  carrick  à  six 


22  LA   NATURE    CHEZ.   ELLE 

collets,  ne  l'obsède  plus  de  son  amour  sé- 
nile,  et  il  s'en  est  retourné  vers  le  cercle 
polaire  où  les  ours  blancs  naviguent  sur 
les  banquises. 

Mais  comme  les  jaloux,  l'Hiver  a  des  re- 
tours iuiprévus,  et  la  nature  réveillée  tout 
à  fait,  n'ose  pas  encore  recevoir  chez  elle 
le  jeune  Printemps  qui  rôde  par  là,  atten- 
dant qu'on  lui  fasse  signe  d'entrer,  comme 
à  un  amant  timide  en  faction  sous  la  fenê- 
tre de  sa  beauté. 

Pour  le  promeneur  distrait,  l'aspect  de 
la  forêt  n'a  pas  changé  :  les  chênes  gar- 
dent la  plupart  de  leurs  feuilles  teintes  en 
couleur  de  safran  et  gondolées  par  les  ge- 
lées de  Décembre  ;  les  frênes,  les  hêtres, 
les  ormes,  complètement  dépouillés,  laissent 
voir  l'armature  de  leurs  rameaux  et  de  leurs 
brindilles,  et  l'on  marche  à  travers  l'herbe 
sèche  sur  les  détritus  du  feuillage.  Tout  est 
encore  revêtu  de  la  livrée  noire  et  tannée 
aux  couleurs  de  la  morte-saison.  Aucune 
petite  louche  de  vert  ne  s'est  risquée  sur  ce 


A    SON    RÉVEIL  23 

grêle  dessin,  et  les  branches  ressemblent 
toujours  à  des  réseaux  noirs  de  broderie^ 
allendant  que  l'aiguille  les  remplisse  de 
fleurs  et  de  feuilles  aux  couleurs  variées. 

Mais  cette  morne  apparence  est  trom- 
peuse. Celte  mort  n'est  qu'une  léthargie, 
ou  plutôt  un  repos  nécessaire  et  réparateur, 
011  la  vie  n'est  pas  suspendue  et  fonctionne 
d'une  façon  latente.  Le  cœur  de  la  nature 
n'a  pas  cessé  de  battre  quoique  les  pulsa- 
tions en  soient  moins  sensibles.  De  sourdes 
énergies  couvent  sous  ce  linceul  de  neige, 
de  feuilles  mortes  et  d'herbes  flétries.  La 
sève,  ce  sang  de  la  végétation,  un  moment 
engourdie,  commence  à  reprendre  son  cours 
et  à  circuler  dans  les  canaux  qui  sont  des 
veines  et  des  artères.  Le  bois  se  gonfle,  les 
sucs  affluent  et  montent  jusqu'aux  plus 
hautes  cimes  ;  mais  ce  mouvement,  rien  ne 
le  trahit  au  dehors.  Sous  l'influence  oc- 
culte les  germes  cachés  dans  le  sein  de  la 
terre  tressaillent  :  une  inquiétude  les  agite 
et  l'ennui  les  prend  de  leur  prison  obscure. 


24  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

Ils  sentent  le  besoin  de  s'élancer  plus  haut, 
de  monter  vers  la  lumière  et  de  s'y  épa- 
nouir. Oh  !  qu'il  y  a  longtemps  qu'ils  sont 
là,  ensevelis  dans  la  solitude  et  le  silence, 
n'ayant  que  de  confuses  perceptions,  comme 
un  enfant  au  sein  de  sa  mère  ;  de  tous  leurs 
efforts  ils  tâchent  de  percer  la  croûte  qui 
les  sépare  du  monde  vivant.  Ils  ont  l'impé- 
rieuse soif  de  naître  et  de  figurer  dans  la 
grande  représentation  universelle,  comme 
des  acteurs  dont  c'est  le  tour,  et  que  le 
régisseur  avertit  de  ne  pas  manquer  leur 
entrée. 

La  même  agitation  règne  parmi  les  lar- 
ves, les  chrysalides,  attendant  l'heure  de 
la  métamorphose.  Dans  sa  coque  de  soie, 
entre  la  feuille  sèche  repliée  comme  une 
oublie  sous  la  pierre  humide,  au  creux  du 
bois  vermoulu,  aux  fissures  des  roches, 
sous  les  racines  des  arbres,  au  bord  des 
flaques  d'eau,  l'insecte  se  remue  et  s'apprê- 
te ;  mais  il  ne  se  risque  pas  encore  à  briser 
l'enveloppe  qui  le  protège  :  quelques  jours 


A    SON   RÉVEIL  25 

de  patience  sont  indispensables.  S'il  sortait 
trop  tôt,  le  froid  des  nuits  le  ferait  périr, 
et  d'ailleurs  sa  table  n'est  pas  mise,  ses 
officiers  de  bouche  ne  sont  pas  arrivés. 

Seuls,  les  geais  et  les  pies-grièches  sau- 
tent de  branche  en  branche,  se  querellant 
et  caquetant.  Les  autres  oiseaux,  plus  aima- 
bles, n'ont  pas  commencé  leurs  ramages. 
Les  vrais  chanteurs  se  taisent,  de  peur 
de  s'enhurraer  sans  doute.  De  temps  en 
temps  un  chevreuil,  d'un  mouvement  brus- 
que, traverse  la  clairière;  un  renard  re- 
vient de  la  maraude  avec  une  poule  jetée 
sur  son  dos,  et  un  grand  cerf,  à  puissante 
ramure,  s'arrête  sur  le  haut  d'un  tertre, 
rappelant  ce  cerf  miraculeux  portant  un 
crucifix  entre  son  bois,  apparu  à  saint  Hu- 
bert, et  dont  Albert  Durer  a  fait  une  si 
belle  gravure. 

C'est  bien  toujours  l'hiver,  mais  l'aurore 
brille  plus  rose  derrière  le  grillage  des  ar- 
bres nus  ;  des  souffles  moins  âpres  dépla- 
cent les  feuilles  mortes  ;  quelques  mousses 

3 


26  LA  XATuiïE  cm:/  elle 

brunes  prennent  des  reflets  verdâtres  sur 
le  tronc  des  hêtres  ;  les  extrémités  des  bran- 
ches rougissent  ;  des  bourgeons  se  montrent 
aux  aisselles  des  rameaux,  vernis  d'une 
liqueur  visqueuse.  Une  odeur  de  jeune  sève 
printanière  se  répand  et  parfume  la  forôL 

Cependant  aucune  fleur  ne  s'est  décidée, 
et  l'on  ne  voit  à  travers  les  arbustes  chau- 
ves, pour  varier  l'uniformité  des  teintes 
brunes,  que  les  fruits  rouges  du  houx  et 
du  fusain,  dont  la  pourpre  persistante  a 
bravé  l'hiver. 

Mais  voici  que  des  pluies  douces,  ame- 
nées par  le  tiède  vent  d'ouest,  ont  pénétré 
et  amolli  le  sol. 

Sur  la  lisière  des  boisj  la  perce-neige 
lève  timidement  sa  tête  blanche;  à  demi- 
cachée  par  une  feuille  sèche  de  chêne,  la 
modeste  violette  exhale  son  parfum  doux  et 
suave. 

La  primevère  pique  de  son  étincelle  jaune 
le  bord  du  sentier,  et  la  pulmonaire  mon- 
tre ses  fleurs  d'un  bleu  pâle. 


A   SON   RÉVEIL  27 

•  La  pâquerette  a  mis  sa  collerette  blan- 
che, soigneusement  plissée,  et  vous  regarde 
amicalement  de  son  œil  d'or  dans  l'herbe 
reverdie. 

Déjà  quelques  bourgeons  ont  éclaté  sur 
les  essences  précoces,  et  la  petite  feuille 
chiffonnée  se  déploie,  fine,  soyeuse,  trans- 
parente, d'un  vert  clair  et  gai,  d'un  vert 
d'espérance.  Mais  le  chêne  au  tronc  ru- 
gueux, aux  branches  noueuses,  satisfait  de 
sa  couronne  rousse,  qu'il  n'a  pas  dépouil- 
lée comme  les  autres  arbres,  reste  insensi- 
ble aux  agaceries  du  Printemps,  comme  un 
aïeul  morose  qu'importune  la  gaieté  des  en- 
fants jasant  autour  de  lui.  L'orme  non  plus 
ne  s'émeut  pas  de  ces  premiers  sourires  de 
l'année. 

Le  silence  est  rompu  :  le  joyeux  sifflet  du 
merle  s'est  fait  entendre,  et  le  pinson  lui  a 
allègrement  répondu.  Le  pinson  franc  et 
vif  a  confiance  dans  la  nature.  Dès  qu'un 
rayon  de  soleil  a  lui,  que  quelques  fleu- 
rettes  ont   éniaillé  l'herbe  et  qu'une  légère 


a»  LA   NATURE   CHEZ   ELLE 

frondaison  commence  à  estomper  le  bois,  il 
se  croit  sûr  de  son  fait.  <r  Voilà  le  beau 
temps  revenu  »,  se  dit-il  dans  son  langage 
d'oiseau  ;  «plus  defrimats,  plus  de  neige, 
plus  de  ces  longues  nuits  interminables,  si 
pleines  de  dangers  et  de  terreurs  ;  »  et  le 
pinson,  dans  sa  joie  pétulante,  reprend  son 
cahier  de  solfège  et  fait  des  vocalises  à  plein 
gosier.  On  n'entend  que  lui,  et  il  semble 
gourmander  l'orchestre  de  la  forêt,  qui 
tarde  à  jouer  l'ouverture  du  Printemps. 

Il  est  vrai  que  souvent  il  arrive,  pendant 
qu'il  chante,  qu'une  bise  froide,  un  vent 
coulis  perfide  se  glisse  à  travers  les  arbres 
mal  garnis  et  lui  cause  une  extinction  de 
voix  ;  mais  alors  il  fait  comme  un  grand 
chanteur  et  se  passe  des  notes  absentes. 
Heureusement,  cela  ne  dure  guère  ;  la 
première  bouffée  de  chaleur  lui  rend  ses 
moyens,  et  il  en  profite  pour  faire  des 
aveux  d'amour  et  donner  des  sérénades  à 
sa  belle. 

L'heureux  couple   va,   vient,   sautille  et 


A   SON    RÉVEIL  39 

volète  ;  mais  ce  n'est  pas  une  activité  sans 
but,  une  joyeuse  gymnastique  faite  pour 
contenter  la  légèreté  aérienne  de  l'oiseau  ; 
il  s'agit  d'assurer  un  abri  à  la  future  fa- 
mille, de  lui  bâtir  un  berceau  et  une  mai- 
son, de  mener  à  bien  ce  grand  œuvre  du 
nid,  doux  foyer  où  sous  la  poitrine  et  le 
cœur  de  la  mère  se  mûrit  l'œuf  où  déjà 
tressaille  la  vie. 

Pourtant  notre  artiste,  quoiqu'il  ait  l'hu- 
meur fantasque  comme  tout  virtuose,  ne 
manque  pas  de  prudence  :  il  place  son  nid 
à  l'insertion  de  deux  branches,  d'une  façon 
si  adroite  qu'il  est  difficile  de  l'apercevoir. 
Il  le  bâtit  de  mousses,  de  lichens,  de  brin- 
dilles et  de  petites  plantes  parasites  arra- 
chées à  l'arbre  même  sur  lequel  il  a  pris 
domicile.  A  moins  d'être  prévenu,  vous 
prendriez  ce  nid  pour  une  excroissance  du 
tronc,  vous  le  confondriez  avec  l'écorce.  Mal- 
gré cette  apparence  rustique,  il  est  à  l'in- 
térieur chaud  et  moelleux,  capitonné  de 
duvet  et  confortable    comme  ces    kiosques 

3. 


30  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

faits  de  morceaux  de  bois  curieusement 
difformes  et  parés  au  dedans  de  toutes  les 
recherches  du  luxe.  Bien  que  la  saison  soit 
peu  avancée,  le  ménage  prospérera  ;  l'amour, 
comme  la  fortune,  aime  les  audacieux,  et 
bientôt,  dans  ce  houx  épineux,  hérissé  com- 
me un  bourru  bienfaisant,  les  oisillons  mis 
à  couvert  ouvriront  leur  bec.  La  dynastie 
des  pinsons  est  assurée  pour  longtemps. 

Dans  les  clairières  où  se  joue  le  soleil 
poussent  les  plantes  qui  craignent  l'ombre 
trop  épaisse  des  hautes  futaies,  et  qui  ai- 
ment à  s'épanouir  à  l'air  libre  et  à  la  lumiè- 
re ;  la  fétuque  pennée,  la  molinie  bleue,  la 
canche  flexueuse,  à  panicules  pourprés,  les 
graminées  à  tige  grêle  et  sans  nœud,  et  l'ai- 
relle qui  n'aura  qu'à  raulomne  les  jolies 
grappes  de  baies    noires    appelées  Raisin, 

des  bois. 

Partout  le  mouvement  gagne,  la  fermen- 
tation augmente;  des  bourgeons  éclatent, 
des  calices  s'ouvrent,  des  voix  s'éveillent  ; 
la  vie  fait  sa  grande  invasion. 


A    SON   RÉVEIL  31 

D'un  jour  à  l'autre,  les  teintes  se  modi- 
fient ;  ce  n'était  d'abord  qu'un  léger  frot- 
tis pour  couvrir  la  toile,  comme  le  font  les 
peintres  lorsqu'ils  ébauchent  un  tableau  ; 
puis  les  touches  se  superposent,  les  tons 
deviennent  plus  solides,  le  feuille  plus 
nourri.  Les  détails,  d'abord  minutieux  et  un 
peu  grêles,  comme  dans  les  panneaux  des 
maîtres  primitifs,  prennent  de  l'ampleur  en 
se  fondant  dans  la  masse,  mais  lentement, 
par  gradations  presque  insensibles  ;  la  na- 
ture n'est  jamais  pressée,  surtout  dans  nos 
climats . 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  l'air  et  dans 
la  terre  qu'a  lieu  le  réveil  des  forces  vivan- 
tes ;  l'eau  féconde  fourmille  d'êtres  et  de 
plantes  qui  s'agitent  et  veulent  se  dégager 
de  la  matière  inerte. 

Sortons  un  moment  du  bois  et  venons  près 
de  cette  mare  où,  par  d'invisibles  draina- 
ges à  travers  l'herbe,  les  feuilles,  les  mous- 
ses, les  sables,  se  sont  amassées  les  eaux  de 
la  forêt,  pour  faire  un  de  ces  miroirs  clairs 


32  L\    NATURE    CHEZ    ELLE 

et  sombres  que  les  anciens,  dans  leur  lan- 
gage poétique,  appelaient  «  Miroir  de  Diane  » 
Spéculum  Dianœ. 

C'est  sur  le  bord  d'un  taillis;  les  arbres 
aux  troncs  sveltes,  aux  ramures  délicates 
que  recouvre  à  peine  un  feuillage  naissant, 
se  dessinent  sur  un  fond  de  ciel  clair,  comme 
ces  délicates  découpures  en  papier  noir, 
chefs-d'œuvre  de  ciseaux  patients.  Entre 
leurs  fûts  élancés  comme  des  colonnettes 
gothiques,  se  hérissent  quelques  arbustes 
sylvestres.  Leurs  pieds  plongent  dans  des 
mousses  humides  et  des  plantes  aquatiques 
qui  s'épaississent.  Ce  sont  des  joncs,  des 
roseaux,  des  prêles,  des  sagittaires  avec 
leurs  feuilles  en  fer  de  lance  ;  des  nénu- 
phars étalant  leurs  cœurs  plats  et  visqueux; 
des  lentilles  d'eau  qui,  sous  leur  petit 
disque  vert,  laissent  pendre  des  fils  vivants 
transition  de  l'animal  à  la  plante;  c'est 
toute  une  flore  marécageuse. 

Dans  les  places  qui  ne  sont  pas  envahie, 
la  mare  polie   et  dormante   reflète  le  taillis 


A    SON    RÉVEIL  33 

qu'elle  a  Tair  de  vouloir  noyer  sous  ses 
eaux.  De  vives  plaques  de  lumière  étincel- 
lent  çà  et  là  sur  ce  fond  sombre,  à  travers 
le  tremblement  noir  des  arbres  et  le 
remous  qu'y  produisent  les  ébats  des  ca- 
nards sauvages,  seuls  habitants  visibles  de 
cette  solitude,  où  l'on  sent  pourtant  la  pré- 
sence d'un  esprit  secret,  de  celui  que  l'anti- 
quité nommait  Pan  et  qu'elle  faisait  plus 
grand  que  Jupiter. 

Cette  marc  est  tout  un  monde;  si  l'œil 
pouvait  pénétrer  cette  onde  épaisse  comme 
il  fait  de  la  goutte  d'eau  transparente  posée 
sur  l'objectif  du  microscope,  il  y  verrait  un 
fourmillement  étrange  d'infusoires,  d'ani- 
malcules, de  zoophytes,  de  larves  secouant 
leurs  langes,  d'ébauches  d'insectes  qui  ont 
encore  deux  ou  trois  masques  à  déposer 
avant  d'arriver  à  leur  forme  définitive.  Cela 
grouille,  cela  rampe,  cela  sautille,  cela 
voyage  dans  une  bulle  d'air;  cela  patine  à  la 
surface  avec  une  agilité  et  une  sûreté  que 
n'eurent  jamais  les  membres  les  plus  sveltes 


34  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

du  Club  des  Patineurs,  au  Bois  de  Boulogne. 

Il  y  a  là  des  salamandres,  des  hydro- 
philiens,  des  têtards,  des  nymphes  de  li- 
bellules, des  cousins  en  préparation,  des 
moucherons  à  l'état  microscopique,  tout  cet 
escadron  ailé  armé  de  scies,  de  trompes,  de 
tarières,  de  suçoirs  qui,  l'été,  enveloppe 
l'homme  d'un  nuage  bourdonnant  et  lui 
inflige  d'insupportables  tortures. 

Combien  plus  nombreux  seraient-ils,  ces 
buveurs  de  sang,  si  ces  honnêtes  canards, 
qui  semblent  s'amuser  à  faire  le  plongeon  et 
à  enfoncer  par  plaisir  leur  col  d'or  bleu  et 
d'émeraude  dans  cette  eau  qu'ils  troublent» 
ne  détruisaient  pour  se  nourrir  les  myria- 
des de  larves,  et  ne  mettaient  un  frein  à 
cette  effroyable  population.  La  Nature,  com- 
me si  elle  avait  peur  de  sa  propre  fécondité, 
place  toujours,  à  côté  de  ces  espèces  à  mul- 
tiplication presque  indéfinie,  une  espèce  su- 
périeure qui  la  détruit  dans  la  proportion 
voulue.  Elle  a  créé  l'oiseau  pour  combattre 
l'insecte,  la  mort  corrige  la  vie  ;  l'inférieur 


A    SON    IIÉVEIL  35 

passe  dans  le  supérieur  comme  élément,  et 
réquilibrese  maintient. 


Mais  il  n'y  a  pas  que  des  cousins  et  des 
moustiques  dans  les  bois. 

Regardez  cette  branche  de  houx  :  elle  est 
habitée  par  des  hôtes  plus  aimables,  qu'elle 
a  défendus  pendant  les  mois  d'hiver  contre 
les  intempéries  des  saisons,  abritant  leurs 
chrysalides  de  ses  feuilles  à  dards  aigus, 
qu'on  dirait  fouillées  au  ciseau,  tant  leurs 
arêtes  sont  vives.  Si  l'acanthe,  se  contour- 
nant sous  une  tuile,  a  produit  le  chapileau 
corinthien,  le  feuillage  du  houx  semble 
avoir  fourni  le  modèle  du  chapiteau  gothi- 
que. 

Voyez  celte  chenille  qui  traîne  ses  an- 
neaux couleur  de  turquoise  hérissés  de 
poils  soyeux.  Ne  la  méprisez  pas  parce 
qu'elle  rampe  encore  péniblement  :  tout 
à  l'heure  elle  va  rejeter  cette  peau,  gaine 
étroite  qui  gène  son  allure  et  qu'elle  laissera 


36  LA    NATUKE    CHEZ    ELLE 

dans  quelques  instants  à  terre  comme  un 
vêtement  d'un  autre  âge.  Psyché,  démaillo- 
tée,  va  déplier  ses  ailes  et  s'élancer  vers  la 
pure  lumière  comme  une  âme  qui  aban- 
donne son  corps. 

Salut,  papillon  étincelant  qui  semblés 
vouloir  consoler  les  fleurs  de  leur  immobili- 
té fatale,  et  dont  les  ailes  ont  Tair  de  péta- 
les !  Te  voilà  délivré,  te  voilà  en  possession 
de  l'espace  !  Tu  as  subi  tes  épreuves,  dormi 
tes  sommeils,  épuisé  le  cercle  de  tes  méta- 
morphoses !  Tu  es  parfait  maintenant  ;  tu 
n'as  plus  qu'à  aimer  et  à  mourir. 

Mais,  dans  cet  état  brillant,  te  souvient- 
il  des  phases  antérieures  ?  Y  a-t-il  une 
conscience  chez  toi  des  longues  heures  pas- 
sées dans  la  coque  de  la  chrysalide,  dans  le 
fourreau  de  la  larve  ? 

A  chacune  de  tes  métamorphoses,  au 
moment  de  l'engourdir,  as-tu  senti  l'an- 
goisse de  la  mort  et  de  l'inconnu  ?  Cet  éva- 
nouissement terrible,  ce  passage  noir  d'un 
monde  à  un   autre,   ont-ils  laissé  quelque 


A    SON    RÉVEIL  37 

trace  dans  la  mémoire  ?  Cette  chenille, 
moins  précoce  que  toi,  qui  chemine  lente- 
ment sur  cette  branche,  sais-tu  qu'elle  est 
ta  sœur  ?  Cette  peau  qui  était  la  tienne,  ne 
la  prends-tu  pas  déjà  pour  un  débris  de 
feuille  ? 

Mais  à  quoi  bon  adresser  des  questions 
philosophiques  à  ce  pauvre  papillon  tout 
récemment  éclos,  qui  brûle  d'essayer  ses 
ailes  neuves,  de  traverser  l'espace,  d'aller  de 
la  fleur  bleue  à  la  fleur  rose,  de  danser  dans 
un  rayon  de  soleil  et  de  poursuivre  au-dessus 
des  prés  sa  compagne  future  ? 

Allons,  Amour,  embrasse  Psyché,  et  ne 
prends  pas  la  peine  de  nous  répondre  ! 


CHAPITRE  III 

ON    LUI    DONNE    UNE    SÉRKNADE. 

Un  des  hérauts  du  Printemps,  c'est  le 
coucou,  un  bizarre  oiseau  qui  s'est  nommé 
lui-même  et  que  cliaquc  langue  désigne  par 
l'onomatopée  de  son  chant.  Dès  les  premiers 
beaux  jours,  on  entend  retentir  ses  deux 
notes  dans  les  bois  ;  mais  il  est  difficile 
d'apercevoir  le  chanteur  :  on  le  rappellerait 
après  sa  cavatine  qu'il  ne  reparaîtrait  pas, 
tant  il  est  peureux  et  farouche.  Peut-être 
est-ce  simple  modestie;  mais  ce  n'est  pour- 
tant pas  de  ce  coté  que  pèchent  les  vir- 
tuoses. 

La  plus  commode  manièrj  d'observer  le 
coucou,  c'est  d'avoir,  fixée  à  la  muraille  de 
sachambrCj  une  de  ces  mignonnes  horloges 
de  bois  qu'on  découpe  si  finement  dans  le 
TyroL 


ON    T.ri    DOXXK   l'XF,    SKRÉX.VDF,  89 

Quand  l'aiguille  vient  se  poser  sur  le 
chifîre  clc  l'heure,  deux  pclites  portes  pra- 
tiquées an  fronloa  du  chiiet  ou  du  château 
gothique  que  représente  ordinairement  l'hor- 
loge, s'ouvrent  et  se  renversent  avec  fracas, 
et  solennellement,  avec  un  bruit  de  roua- 
ges, s'avance  un  oiseau  sculpté,  peint  et 
verni,  qui  penche  la  tête,  bat  des  ailes  et 
fait  coucou  autant  de  fois  que  l'heure  con- 
tient de  chiffres. 

Les  meilleurs  moments  pour  l'observer 
sont  mi  li  et  minuit;  que  l'imitation  soit 
bien  exacte,  nous  n'en  retiendrions  pas, 
et  les  ornithologues  sérieux  trouveraient 
sans  doute  beaucoup  de  c'.ioses  à  y  repren- 
dre. Mais  l'on  n'a  pas  toujours  le  temps 
d'aller  voir  la  Nature  chez  elle,  surtout 
lorsqu'on  lui  a  fait  plusieurs  visites  sans  la 
trouver. 

On  a  raconté  bien  des  choses  fabuleuses 
sur  le  coucou,  dont  le  nom  scientifique  est 
Cuculus  canorus.  Les  anciens  croyaient  qu'il 
se  métamorphosait,  à   une   certaine  époque 


40  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

de  l'année,  en  milan  ou  en  épervier,  car  il 
ressemble  à  la  fois  à  un  rapace  et  à  un 
grimpeur;  mais  il  n'est  ni  l'un  ni  l'autre, 
et  son  ambiguïté  ménage  la  transition. 

Le  coucou  ne  prête  pas  beaucoup  aux 
descriptions  tendres  et  sentimentale?  :  il 
est  médiocrement  amoureux  et  n'a  pas  le 
sentiment  de  la  famille.  Il  se  soucie  très 
peu  de  voir  cinq  ou  six  larges  becs  béants 
au  bord  d'un  nid  réclamant  leur  nourriture. 
Pour  éviter  cet  inconvénient,  il  n'a  pas  de 
domicile  et  il  vit  en  garçon  ;  la  femelle  pond 
ses  œufs  dans  le  nid  des  rouges-gorges  et  des 
autres  oisillons,  ayant  soin  de  n'en  mettre 
qu'un  dans  chaque  nid,  puis  elle  secoue 
ses  ailes  et  s'en  va,  ne  songeant  plus  à  sa 
progéniture. 

Les  oiseaux  sont  généralement  des  sopra- 
nos et  des  ténors  ;  le  coucou  a  une  voix  de 
baryton  qui  résonne  avec  une  gravité  pres- 
que humaine.  Quand  on  l'entend  pour  la 
première  fois  de  l'année,  la  superstition 
populaire  veut  qu'en  manière  de  conjuration. 


ON  Lin  DONNE  UNE  SÉRÉNADE      41 

on  porte  la  main  à  son  gousset,  car  s'il  ne 
s'y  trouvait  pas  d'argent  en  ce  moment-là, 
on  courrait  le  risque  de  loger  le  diable  dans 
sa  poche  jusqu'à  la  Saint -Sylvestre.  Bien 
des  poètes  et  des  arlistes  ont  dû  entendre 
chanter  le  coucou  sans  prendre  cette  pré- 
caution. 

Ce  pauvre  coucou  calomnié,  qu'on  taxe 
de  mauvais  cœur,  de  libertin,  de  mauvais 
père,  qui  abandonne  sans  vergogne,  ses 
enfants  et  les  fait  nourrir  par  d'autres  qui 
s'épuisent  à  cette  besogne,  s'il  se  conduit 
ainsi,  ce  n'est  ni  par  paresse  ni  par  dureté 
d'âme  :  il  a  un  devoir  à  remplir,  une  tâche 
que  lui  a  imposée  la  nature. 

Sa  spécialité  est  de  détruire  les  chenilles 
processionnaires;  lui  seul  a  le  bec  assez 
large,  l'estomac  assez  rapace,  parmi  les 
insectivores,  pour  s'acquitter  de  cette  fonc- 
tion ;  et  certes,  ce  n'est  pas  de  sa  part  sen- 
sualité gourmande  ;  les  chenilles  sont  héris- 
sées d'un  duvet  piquant  comme  le  crin, 
brûlant  comme  l'ortie,  que  l'oiseau  rejette 

4. 


42  LA    N'.VTriîE    CHEZ    ELLE 

par  petites  boules  feutrées,  comme  les  chats 
angoras  qui  ont  avalé  leur  poil. 

Ce  qui  lui  reste  de  moelle  pour  sa  peine 
n'est  pas  bien  succuIeuL,  et  il  se  remet  aus- 
sitôt à  l'œuvre. 

Comme  ces  chenilles  font  leurs  ravages 
à  l'époque  des  amours  et  des  couvées,  vous 
voyez  bien  que  le  coucou  n'a  pas  le  temps 
de  construire  un  nid  et  d'élever  sa  famille. 
Il  se  sacrifiée  l'intérêt  public,  et  les  oiseaux, 
moins  ingrats  que  les  hommes,  lui  nourris- 
sent ses  petits,  pour  qu'il  puisse  vaquer 
librement  à  sa  mission. 

Aussi  le  voilà  près  de  cette  touffe  de 
Sceau  de  Salomon,  une  des  premières 
])lantes  qui  verdissent  dans  la  forêt,  épiant 
les  chenilles  dont  la  phalange  va  se  déployer 
au  grand  préjudice  du  feuillage  naissant,  si 
frais  et  si  tendre,  et  pendant  qu'il  guette, 
le  papillon,  récemment  délivré  de  sa  chry- 
salide, fait  palpiter  ses  ailes  nuancées, 
semées  d'yeux  comme  les  plumes  du  paon. 
Le  narcisse,  parmi  les  sveltes  graminées, 


0\    LT'I    DONNE    UNE    SÉRÉNADE  4'J 

entr'ouvre  sa  fleur  jaune,  qui  semble  porter 
une  petite  coupe  au  milieu  de  ses  six  pé- 
tales et  sous  l'herbe  commence  à  cheminer, 
à  voleter,  à  bourdonner  le  monde  presque 
invisible  des  insectes;  des  cirons  circulent 
dans  le  velours  d'une  plaque  de  mousse, 
qui  est  pour  eux  une  gigantesque  forêt 
vierge  aux  lianes  inextricables. 

La  saison  est  décidément  ouverte. 

Le  feuillage,  léger  d'abord,  s'épaissit  ; 
chaque  arbre  à  son  tour,  selon  qu'il  est 
précoce  ou  tardif,  a  mis  son  habit  vert.  Le 
chêne  lui-même,  à  travers  sa  rude  écorce, 
laisse  pointer  quelques  jeunes  feuilles. 

La  forêt  n'a  plus  cette  transparence  qui 
permettait  au  regard  d'en  sonder  la  profon- 
deur. On  n'y  voit  plus  passer,  comme  une 
ombre,  la  fuite  des  chevreuils  et  des  cerfs, 
et  le  soleil  n'arrive  plus  qu'en  gouttes  d'or, 
à  travers  les  déchiquetures  du  feuillage, 
sur  les  herbes  qui  poussent  au  pied  des 
hêtres  où  s'étendaient  les  bergers  de  l'E- 
giogue. 


44  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

Rien  de  plus  frais,  de  plus  tendre  que 
tous  ces  verts  mêlés  avec  tant  d'art  sur  la 
palette  de  la  nature;  le  bleu  s'y  combine 
avec,  le  jaune  dans  des  proportions  d'une 
variété  infinie,  que  les  peintres  les  plus  ha- 
biles ne  reproduisent  jamais  qu'incomplète- 
ment; mais  le  jaune  domine,  jaune  transpa- 
rent, soyeux,  imprégné  de  lumière  :  les 
feuilles  sont  blondes  comme  les  cheveux  des 
tout  jeunes  enfants. 

Aussi,  quelle  joie,  quelle  animation,  quelle 
turbulence  parmi  la  gent  ailée  !  Ce  ne  sont 
que  roulades,  sons  filés,  points  d'orgue, 
trilles,  cadences^  gammes  chromatiques. 
Chacun  s'en  donne  à  plein  gosier,  sans 
se  soucier  le  moins  du  monde  du  voisin  ; 
et  cela  forme  le  plus  délicieux  charivari 
qu'on  puisse  entendre  :  c'est  comme  si 
l'on  jouait  en  même  temps  une  sonate  de 
Haydn  et  un  menuet  de  Mozart. 

Mais  rien  ne  choque  dans  cette  joyeuse 
discordance,  parce  que  la  vraie  harmonie 
rst  dans  le  fond  du  tumulte.  Unique  est  le 


ON  LUI  DONNE  UNE  SÉRÉNADE      45 

thème,  si  les  broderies  sont  variées  ;  et  ce 
tiième  est  l'amour. 

Parmi  ce  gai  tapage,  l'oreille  distingue 
bientôt  la  phrase  cadencée  de  la  grive  mu- 
sicienne, qui  pourrait  se  noter  au  piano, 
tant  elle  est  nelte.  La  grive  a  C3  sentiment 
du  rhytme  qui  manque,  en  général,  aux 
oiseaux,  au  rossignol  lui-même,  partisan 
de  la  mélodie  continue,  comme  Wagner. 
Le  merle  a  la  voix  plus  douce,  plus  moel- 
leuse, mais  moins  étendue.  Son  extension 
n'esL  guère  que  d'une  octave,  et,  pour  les 
notes  hautes,  il  a  recours  au  fausset. 

Cette  chanson  éclatante  et  sonore  est 
celle  de  la  fauvette  à  tête  noire,  PAdelina 
Patti,  du  groupe  des  fauvettes  :  la  fauvette 
des  jardins,  la  fauvette  épervière,  la  babil- 
larde,  la  grisetle,  n'ont  pas  ce  talent.  Ce 
ne  sont  pas  des  donne  di  primo  cartello,  des 
étoiles  à  mettre  en  vedette  sur  l'affiche; 
mais  elles  font  très  bien  leur  partie  dans 
le  concert  et  savent  se  rendre  utiles. 

Écoutez  cette  cadence  perlée  d'un  accent 


4H  LA    NATUllE    CllKZ    VAA.K 

un  peu  mélancolique:  c'est  le  rouge-gorge 
qui  la  jette  à  travers  les  gazouillements, 
les  murmures  et  les  cris  divers  de  Tor- 
chestre  ailé. 

On  dirait  l'âme  de  la  forêt  qui  parle  en 
rêvant  et  raconte  un  songe  printanier. 

Le  loriot  et  le  pinson  jabotent,  et  le  cou- 
cou fait  la  basse  ;  et,  comme  pour  représen- 
ter la  critique,  Margot  la  pie  fait,  après 
chaque  morceau,  grincer  sa  note  aiguë. 

Au  bord  d'une  prairie  dont  l'herbe  est  se- 
mée de  paillettes  blanches,  bleues,  jaunes, 
tombées  de  la  main  prodigue  d'Avril,  une 
source  s'épanche  et  s'étale  sous  l'ombre  des 
aunes,  parmi  les  touffes  de  salicaire  aux 
feuilles  lancéolées,  les  rubans  d'eau,  les 
flambes,  les  scirpes  de  marais,  les  joncs  et 
d'autres  plantes  qui  aiment  l'humidité  et  la 
fraîcheur.  Avec  un  petit  bouillonnement  har- 
monieux, l'eau  jaillit  d'une  fissure  de  rocher 
que  tapissent  des  mousses  de  velours.  Avant 
de  prendre  son  cours,  la  source  semble  se 
recueillir  et  rêver  dans  son  bassin,  sur  un 


OX    LUI    DONNE    IN)-:    SÉRÉNADE  iV 

lit  de  sable  et  de  cresson.  Son  eau  est  si 
pure,  si  cristalline,  qu'on  ne  l'aperçoit 
qu'aux  petits  points  diamantés  que  fait 
briller  çà  et  là,  sur  ses  rives,  son  imper- 
ceptible remous,  et  aur^si  parce  qu'elle 
rend  plus  sombres  les  verdures  et  les  reflets 
submergés,  comme  un  vernis  ou  une 
glace  sur  un  tableau. 

Dans  ce  miroir  d'acier  bruni,  Ingres  eût 
aimé  à  faire  se  réfléchir  les  pieds  de  marbre 
de  celte  belle  jeune  fille  nue  qui  laisse  tom- 
ber un  ruisseau  de  l'urne  inclinée  sur  son 
épaule.  L'antiquité  mythologique  eût  couché 
une  naïade  sur  ce  vert  gazon  émaillé  par  les 
turquoises  des  myosotis. 

Mais  la  Nature,  aujourd'hui,  se  passe  fort 
bien  de  ces  embellissements,  et  les  sources, 
pour  ne  pas  coider  d'urnes  grecques,  n'en 
sont  pas  moins  poétiques.  Toutefois,  nous 
ne  dédaignons  nullement  les  naïades  et  les 
nymphes,  et  leur  temple  rustique  fait  bonne 
figure  dans  le  roman  de  Daphnis  et  Chloé, 
qu'il    faut   relire   une   fois   par    an,  selon 


48  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

Goethe,  pour  se  remettre  au  ton  simple  et 
naïf. 

Près  de  ce  bassin  naturel,  qui  est  une 
coupe  et  un  bain,  les  oiseaux  se  rassemblent 
pour  y  tremper  leurs  becs  et  leurs  ailes. 
Dans  leurs  trémoussements,  ils  font  rejaillir 
l'eau  en  pluie  de  perles.  Ils  s'éclaboussent  et 
semblent  rire  comme  des  gamins  :  des  bran- 
ches sèches  tombées  dans  la  source  et  dont 
quelques  rameaux  ressortent,  des  pierres 
qui  s'élèvent  au-dessus  du  niveau  comme 
des  écueils,  leur  servent  de  perchoir  et  de 
séchoir  ;  et  de  là  ils  s'envolent  en  pépiant 
sur  les  branches  voisines,  avec  un  bruit 
joyeux  et  mutin,  comme  s'ils  se  querellaient; 
mais  n'en  ayez  aucune  alarme,  ce  sont  des 
disputes  d'amoureux,  bientôt  suivies  de  ten- 
dres raccommodements. 

De  temps  à  autre  passe  un  éclair  bleu  qui 
rase  l'eau  :  c'est  le  martin-pêcheur,  avec  son 
aile  où  s'enchâsse  un  morceau  d'aigue-ma- 
rine.  11  n'est  là  qu'en  visite,  ce  n'est  pas  un 
hôte  des  bois.  La  fraîche  source  l'a  séduit  ; 


ON    TA'I    DOXXK    UNE    SÉIŒXADE  411 

car  il  se  tient  habituellement  sur  le  bord  des 
rivières,  le  long  des  oseraies,  des  rangées  de 
saules  et  des  barrages  de  vieilles  planches 
011  abonde  le  fretin  dont  il  fait  sa  nourriture. 
Il  est  un  peu  brusque  et  sauvage,  et  parfois 
son  départ  rapide  surprend  le  promeneur. 

Qu'il  fait  bon  s'arrêter  au  bord  de  cette 
eau  si  pure  et  si  tranquille,  de  s'asseoir  dans 
l'herbe  moelleuse  et  de  s'y  tenir  immobile 
pour  ne  pas  effaroucher  cette  population 
charmante  qui  est  bien  là  chez  elle,  et  que 
vous  n'avez  pas  le  droit  de  troubler  ! 

D'abord  les  oiseaux  auront  peur  et  s'envo- 
leront à  quelque  distance.  Cachés  entre 
deux  feuilles,  ils  vous  observeront  de  leurs 
petits  yeux  ronds  et  scintillants  qui  voient  si 
bien.  Ils  auront  bientôt  deviné  que  vous 
n'êtes  pas  un  chasseur. 

Dès  qu'ils  comprendront  que  vous  n'avez 
envie  ni  de  les  tuer,  ni  de  les  empailler, 
mais  seulement  de  les  regarder  et  des  les 
admirer  en  simple  poète,  ils  seront  vite  ras- 
surés. Le  bâton  couché  auprès  de  vous,  qu'ils 

5 


50  LA    XATUltK    (JllE/.    ELLK 

avaient  pris  pour  un  fusil,  ne  leur  inspirera 
plus  aucune  crainte.  Ils  se  rapprocheront, 
sûrs  après  tout  d'être  hors  d'atteinte  d'un 
coup  d'aile,  et  vaqueront  à  leurs  petites 
affaires  comme  si  vous  n'étiez  pas  là. 

Quelque  petit  de  la  dernière  couvée,  sorti 
du  nid  hier  peut-être  avec  son  plumage 
encore  un  peu  court,  se  hasardera  tout  près 
de  vous  pour  contempler  à  son  aise  cet  ani- 
mal étonnant  qu'il  n'a  pas  vu  dans  les  bois 
et  qu'on  appelle  Homme. 

Bientôt  le  cerf,  enhardi,  vous  prenant 
pour  une  statue,  viendra  boire  sur  l'autre 
rive,  en  face  de  vous,  relevant  de  temps  en 
temps  la  tête,  et  laissant  tomber  des  fils 
d'argent  de  son  muffle  noir. 

A  votredépart  de  la  ville,  vous  aviez  em- 
porté un  livre,  quelque  petit  Horace  elzévir, 
d'un  format  commode  et  n'encombrant  pas 
la  poche,  ou  tout  autre  poète  moderne  fa- 
vori ;  car  dans  les  bois  on  ne  peut  pas  lire 
de  prose.  Mais  à  quoi  bon  lire  un  livre  im- 
primé quand  on  a  devant  soi,  tout  ouvert, 


OX    LIT    DONNE    l'NE    SKRKNADK  51 

le  grand  livre  universel,  cette  Bible  crimages, 
de  parfums  et  de  sonorités,  si  pleine  de 
sens  mystérieux  et  vaguement  profonds, 
de  phrases  dont  on  entrevoit  le  mol,  mais 
qui  ne  se  laissent  pas  arracher  leur  énigme  ? 

Épeler  une  seule  ligne,  au  premier  feuil- 
let tournant  sous  votre  doigt,  suffit  pour 
occuper  non  seulement  la  journée,  mais 
toute  la  vie. 

Penchez-vous  vers  l'herbe,  et,  entre  les 
bras  de  la  féluque,  du  pâturin,  de  l'agroste, 
de  la  folle  avoine,  de  la  fausse  ivraie,  vous 
verrez  cheminer,  si  vous  avez  de  bons  yeux, 
toute  une  armie  d'insectes  dans  l'ardeur 
d'une  existence  nouvelle  ;  car  il  y  a  quel- 
ques jours  à  peine,  ils  sommeillaient,  enve- 
loppés de  leurs  coques  à  1  état  de  chrysa- 
lides. Ils  vont  à  leurs  destins  avec  une 
certitude  instinctive,  aucun  d'eux  n'ayant 
vu  ses  parents  et  tous  étant  des  enfants  pos- 
thumes, dont  une  prévoyance  étrange  avait 
arrangé  la  vie  future.  Ils  cherchent  leur 
proie  végétale,  morte  ou  vivante  ;  ils  se  pré- 


53  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

parent  des  retraites;  ils  combattent  leurs 
ennemis,  les  dévorent  ou  en   sont  dévorés. 

C'est  la  loi  de  nature,  et  la  vie,  cliose 
cruelle  à  dire,  n'est  qu'un  carnage  équili- 
bré. Il  se  fait,  sous  ces  touffes  d'herbe, 
entre  infiniment  petits,  des  massacres  égaux, 
sinon  supérieurs  aux  plus  grandes  batailles 
humaines. 

Le  temps  passe  vite  dans  cette  solitude, 
si  animée  sous  son  apparence  tranquille,  et 
qui  dépasse  en   habitants  la  ville  la  plus 

populeuse. 
Déjà   le   soleil,    plus  oblique,    lance   ses 

flèches  d'or  à  travers  les  palissades  des 
arbres,  dont  les  ombres  bleues  s'allongent 
sur  les  pentes  du  gazon.  Les  oiseaux  se 
rassemblent  et  cherchent  la  branche  sur 
laquelle  ils  doivent  passer  la  nuit  ;  mais  avant 
de  s'endormir  ils  se  racontent  les  commé- 
rages et  les  petits  scandales  de  la  journée. 
Comme  ils  pépient,  comme  ils  jacassent, 
comme  ils  sautent,  chacun  apportant  sa 
nouvelle  !  L'^s  prudes  déplorent  la  conduite 


OX  LUI  DONNE  UNE  SÉRÉNADE      53 

d'une  oiselle  qui  se  compromet.  On  a  vu 
un  chardonneret  en  conter  à  une  fauvette. 

Mais  autant  en  emporte  le  vent,  et  la  fau- 
vette n'en  sera  pas  moins  bien  reçue  dans 
la  bonne  société. 

Il  est  l'heure  de  vous  acheminer  vers  la 
lisière  de  la  forêt;  mais  en  retournant  à  la 
ville,  comme  à  regret  et  d'un  pas  lent,  cueil- 
lez dans  l'herbe  les  petites  fleurs  sylvestres 
qui  se  rencontreront  sous  vos  pas  :  la  violette 
parfumée,  la  primevère,  la  circée  pari- 
sienne, le  lierre  terrestre,  la  pulmonaire,  le 
narcisse  des  poètes,  l'anémone,  l'ancoiie,  le 
boutond'or,  et  surtout  la  gentille  pâquerette, 
cette  marguerite  en  miniature  qui  porte  un 
soleil  dans  une  étoile  et  dont  les  pétales  arra- 
chés répondent  aux  questions  amoureuses  : 

«  Un  peu,  beaucoup,  pas  du  tout.  i> 

Qui  ne  s'est  moqué  de  cette  jolie  croyance 
populaire,  et  qui  n'a  pas,  à  un  certain  mo- 
ment de  sa  vie,  interrogé  la  fleur  avec  une 
certaine  anxiété,  la  jetant  si  elle  ne  rendait 
pas  un  oracle  favorable  ? 

5. 


54  LA    XATUIIK    CHF.Z    ELLE 

Nouez  le  bouquet  avec  quelques-unes  de 
ces  longues  herbes  dont  les  enfants  se  ser- 
vent pour  enfiler  des  perles,  et,  si  la  jeune 
fille  à  qui  vous  l'offrirez  ne  le  reçoit  pas  avec 
autant  de  plaisir  qu'un  bouquet  de  M'"^  Pré- 
vost, ce  n'est  pas  la  peine  de  questionner  la 
marguerite. 


CHAPITRE  IV 

ELLE  SE  PARE  POUR  LA  NOCE. 

Voilà  donc  le  printemps  qui  a  fait  son  ins- 
tallation définitive:  il  règne  dans  toute  sa 
gloire,  et,  couronné  de  fleurs,  trône  sous 
sa  tente  de  verdure  plus  splendide  qu'un 
pavillon  de  roi,  quoiqu'elle  n'ait  rien  coûté 
et  qu'on  n'y  voie  ni  pans  de  velours,  ni 
lambrequins,  ni  courtines  relevées  de  câbles 
d'or,  ni  sentinelles  veillant  appuyées  sur 
leurs  armes. 

Maintenant,  le  feuillage  a  partout  caché 
l'armature  des  arbres.  Par  masses  harmo- 
nieusement arrondies,  il  s'est  suspendu 
aux  branches,  depuis  les  plus  grosses,  qui 
s'insèrent  au  tronc  directement,  jusqu'aux 
plus  petites  qui  se  subdivisent  en  rameaux 
presque  capillaires.  Mais  à  travers  ces  touffes 


56  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

plus  OU  moins  épaisses,  la  forme,  le  port, 
l'attitude  de  l'arbre  se  distinguent  toujours  : 
on  reconnaîtrait  le  chcne,  le  hèti  e,  l'orme, 
le  frêne,  le  charme,  le  bouleau,  quand  bien 
même  la  découpure  et  la  coloration  de  la 
feuille  n'indiqueraient  pas  la  diversité  des 
essences. 

Quelle  variété  immense  de  tons,  dans 
cette  livrée  en  apparence  monochrome  dont 
la  nature  revêt  le  règne  végétal  !  Tout 
cela,  dans  le  pauvre  langage  de  l'homme, 
s'appelle  du  verl.  C'est  le  mélange  du 
rayon  jaune  et  du  rayon  bleu,  mais  la  pro- 
portion n'est  jamais  la  même  ;  et  pour  nous 
servir  des  termes  de  la  peinture,  qui  don- 
nent mieux  l'idée  des  nuances  que  des 
descriptions  approximatives  ne  sauraient  le 
faire,  au  bleu  de  Prusse  fondamental  se 
mêle  la  nombreuse  gamme  des  jaunes  : 
l'ocre,  l'ocre  de  rue,  le  jaune  de  Naples, 
le  jaune  de  chrome,  le  jaune  de  Mars,  le 
jaune  indien,  les  laques  jaunes  pour  les 
glacis  ;    plus    quelques  verts   spéciaux,    le 


ELLE  SE  PARE  POUR  LA  NOCE      57 

vert  minéral,  le  vert  de  Scheel,  le  vert 
Véronèse,  le  tout  modifié  par  rintroductioii 
des  gris  argentés  que  nécessite  le  feuillage 
des  bouleaux,  des  trembles,  des  saules  et 
autres  arbres  de  couleur  pâle;  et  encore 
quand  on  veut  peindre  une  forêt,  cette 
palette  est  bien  insuffisante. 

C'est  un  axiome  en  matière  d'association 
de  couleurs  que  le  bleu  et  le  vert  ne  vont 
pas  ensemble.  —  Un  châle  vert  sur  une 
robe  bleue  !  La  pensée  d'une  telle  barbarie 
ferait  évanouir  une  femme  élégante  ;  et 
cependant  c'est  l'accord  que  la  Nature,  qui 
s'y  connaît,  nous  le  supposons  du  moins, 
emploie  le  plus  volontiers.  Nous  en  prenons 
à  témoin  les  innombrables  cimes  de  forêts 
verdoyantes  qu'elle  fait  se  découper  sur  le 
fond  azuré  du  ciel  ;  mais  elle  sait  rendre 
harmonieux  ce  que  l'homnift  laisse  faux  et 
criard. 

Se  sentant  abrités,  enveloppés  de  mys- 
tère, dérobés  à  la  vue  des  ennemis  qui  les 
poursuivent,  assurés  d'une  nourriture  a  bon- 


58  LA  NATUllK   CHEZ    ELLE 

dante  et  facile,  les  oiseaux  qui  se  tenaient 
tapis  sous  le  mince  abri  d'une  branche, 
recevant  la  pluie  froide  sur  leurs  ailes  alour- 
dies, ou  dans  quelque  fissure  d'arbres  ou 
de  rocher,  tristes,  ennuyés,  solitaires,  en 
proie  à  la  terreur  des  longues  nuits,  faisant 
maigre  tous  les  jours  de  la  semaine,  volè- 
tent  et  chantent  joyeusement  pour  célébrer 
le  retour  de  la  lumière,  la  lumière  bien- 
aimée  qui  apporte  la  gaieté,  la  vie  et  la 
chaleur.  Comme  Gœthe,  ils  disent  :  de  la 
lumière  !  oh  !  plus  de  lumière  encore  ! 

Avec  le  beau  temps  reviennent  les  amours  ; 
les  galants  cherchent  leurs  beautés.  Ce  n'est 
par  tout  le  bois  que  gazouillements,  ra- 
mages, fredons,  cris  d'appel,  déclarations, 
aveux  modulés,  siffles,  pépies,  garrulés.  Les 
muets  de  l'hiver  sont  devenus  les  bavards 
du  printemps.  Le  pivert  lui-même,  ce  rude 
travailleur,  dont  on  entend  sonner  de  loin 
le  marteau  contre  le  tronc  des  arbres, 
essaie  quelques  gauches  madrigaux  devant 
sa  famille,    qui  fait   la  dédaigneuse,    mais 


ELLE    SE    PA1;E    POTlt    LA    NOCE  oU 

n'est  pas  moins  touchée;  car  il  y  a  chez  les 
oiseaux,  comme  chez  les  hommes,  des  Jean- 
Jacques  Rousseau  et  des  Don  Juan,  les 
timides  et  les  effrontés. 

Le  petit  roitelet,  l'oiseau-mouche  de  nos 
climats,  si  vif,  si  gai,  si  alerte,  qui  a,  lors- 
qu'il marche,   la  prestesse  de   mouvement 
d'une  souris  effarouchée,    et  qui   sautille  à 
travers  les  haies,  vous   accompagnant  d'un 
air  moqueur,  en  gentil  camarade  à   la  lois 
craintif  et  familier,  n'est  pas  le  dernier  à 
déclarer  sa  flamme,    car  il  y   a  un  grand 
cœur  dans  ce  corps  mignon.  Vous  le  voyez 
sur  la   lisière   du  bois,   aller  et  venir,   la 
queue  retroussée  comme  celle  d'un  coq,  pé- 
tulant, affairé,  sautant  de  ci,   de    là,  ayant 
au  bec  tantôt  un  bout  de  crin,   tantôt   un 
brin  de  mousse  ou  quelque  petite  bûchette: 
au  moindre  bruit    des  feuilles,  au  plus  léger 
froissement    des   herbes,   il   s'envole  d'une 
brusque  saccade  ;   mais  bientôt  il  reparaît, 
et  se  rapproche  par  des  sauts    de  côté,  la 
queue    toujours    dressée,    de     ce    tas    de 


60  LA   NATUltE    CHEZ    ELLE 

fagots  oublié  là  par  quoique  bûcheron  qui 
n'a  pas  voulu  se  donner  la  peine  de  le 
traîner  jusqu'à  la  ville,  et  où  s'accrochent 
déjà  des  guirlandes  de  lierre;  car  la  Nature, 
cette  infatigable  brodeuse,  profite  du  moin- 
dre canevas  pour  y  tracer  ces  élégantes 
arabesques.  Le  petit  gaillard,  amant  près 
de  devenir  père,  travaille  au  nid  qui  doit 
contenir  la  famille  future.  Il  se  hâte,  le  mo- 
ment de  la  ponte  approche,  et  déjà  la 
femelle,  pressentant  la  maternité,  se  place, 
les  ailes  frémissantes,  dans  un  berceau 
qu'elle  arrondit,  dont  elle  raffermit  le  tour, 
qu'elle  imprègne  de  sa  chaleur,  qu'elle 
attendrit  de  son  âme  maternelle  ;  car  il  est 
toujours  rude  le  passage  du  non-être  à  la 
vie. 

A  cette  douce  tiédeur,  la  couvée  éclora 
bientôt.  La  frêle  coque  des  oeufs  se  brisera 
et  les  petits  se  culbuteront  sous  le  ventre 
de  la  mère.  En  attendant  ce  bienheureux 
jour,  elle  ne  peut  quitter  le  nid  ;  le  moindre 
air    frais   comprometterait   l'avenir  de    la 


ELLE  SE  PAKE  POUH  LA  NOCE      61 

couvée,  et  les  oiseaux,  sans  avoir  de  thermo- 
mètre, connaissent  le  degré  de  chaleur  qu'il 
faut.  Pourtant,  elle  s'est  absentée  un  mo- 
ment, rien  qu'un  moment;  car  la  faim  la 
pressait,  et  le  roitelet,  parti  aux  provisions, 
ne  trouvant  rien  sans  doute,  ne  revenait 
pas.  Une  femelle  de  coucou,  un  oiseau  énorme 
si  on  le  compare  à  notre  petit  camarade, 
s'est  abattue  sur  le  nid  et  y  a  laissé  un 
œuf  pas  beaucoup  plus  gros  que  les  autres  ; 
puis  elle  s'est  enfuie  à  tire  d'aile,  comme 
une  mauvaise  mère  qui  a  déposé  son  enfant 
sur  le  seuil  de  l'hospice. 

L'oiselle  du  roitelet  est  revenue  aussitôt, 
et  ne  s'est  aperçue  de  rien  ;  car  les  oiseaux, 
bien  que  pleins  d'intelligence,  ne  sont  pas 
forts  en  arithmétique.  Les  pies,  qui  sont 
les  Barème  de  la  gant  ailée,  comptent,  dit- 
on,  jusqu'à  cinq.  Mais  les  roitelets  n'en  sa- 
vent pas  si  long  ;  aussi  notre  couveuse  ne 
voit-elle  pas  que  le  nombre  de  ses  œufs  est 
augmenté.  Elle  reprend  sa  place,  et  le  roi- 
telet  revient,  non  pas  tout  droit,  mais  en 

6 


62  LA   N  AT  LUE    CHEZ    ELLE 

traçant  des  zigzags,  destinés  à  dérouter 
les  yeux  qui  peuvent  l'épier.  Il  ne  veut  pas 
trahir  la  retraite  qui  abrite  ses  chères 
amours.  Il  vole  à  droite,  il  vole  à  gauche, 
sautille  de  branche  en  branche  d'un  air  in- 
différent et  distrait,  comme  occupé  d'autre 
chose  et  regardant  ailleurs.  Puis,  prenant 
tout  à  coup  sa  résolution,  après  un  coup 
d'œil  furtif  jeté  aux  alentours,  il  fond  comme 
l'éclair  sur  le  nid  où  l'attend  la  femelle,  sa 
petite  tête  à  demi-renversée,  la  gorge  ten- 
due, le  bec  entr'ouvert.  Un  rameau  tordu 
surplombe  le  nid,  et  c'est  sur  ce  rameau  que 
s'ébat  le  roitelet,  l'amant,  le  mari,  le  pro- 
tecteur qui  pourvoit  aux  besoins  de  la  jeune 
mère,  et  dont  chaque  baiser  est  une  bou- 
chée. Ce  ver  appétissant,  cette  larve  moel- 
leuse, il  a  le  courage  de  ne  pas  la  garder, 
et  c'est  un  mérite  pour  un  petit  gourmand 
de  vif  appétit;  mais  l'amour  inspire  le  sacri- 
fice. 

Quel  charmant  ménagCj  quelle  union,  quel 
accordj  quelle  passion  de  part  et  d'autre  I 


ELLE  SE  PARE  POUR  LA  XOCE      G3 

Comme  ils  se  suffisent  et  se  font  un  univers 
de  quelques  centimètres  de  circonférence, 
et  comlDien  de  ménages  humains  devraient 
prendre  modèle  sur  ces  oiselets  !  Le  petit 
monsieur  emplumé  ne  passe  pas  les  nuits 
au  club,  et  pour  s'absenter  toute  la  journée, 
il  ne  prétexte  pas  la  fameuse  affaire  Ghau- 
montel,  si  plaisamment  inventée  par  Balzac 
dans  ses  Petites  misères  de  la  vie  conju- 
gctle. 

Mais  sous  la  lente  chaleur  de  l'incubation, 
les  petits  sont  éclos  enfin.  Tout  autour  du 
nid,  rangés  en  cercle,  s'ouvre  une  série  de 
becs  bordés  de  jaune,  et  parmi  ceux-là  un 
plus  large  et  plus  béant  que  les  autres.  C'est 
celui  du  jeune  coucou,  de  l'enfant  abandonné 
par  de  mauvais  parents.  Chose  étrange  ! 
c'est  l'intrus,  le  délaissé,  le  Champi,  comme 
dirait  George  Sand,  que  le  roitelet  et  sa 
femme  aiment  le  mieux.  Ils  ne  semblent  pas 
s'apercevoir  qu'il  est  d'une  autre  espèce  que 
la  leur  ;  ce  fort  nourrisson,  à  l'insatiable 
appétit,  les   met  en  extase  :  comme  il   est 


64  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

gros,  comme  il  est  dodu,  comme  il  est  déjà 
grand  et  robuste  pour  son  âge!  Quelle  diffé- 
rence entre  lui  et  ces  autres  petits  hâves, 
maigrichons,  mal  venus!  Ils  l'admirent  et 
sont  flattés,  eux  si  mignons,  d'avoir  produit 
cet  énorme  enfant.  S'ils  connaissaient  ces 
exhibitions  américaines  de  bébés,  où  le  bébé 
le  plus  pesant  est  primé,  ils  y  enverraient 
leur  coucou,  qu'ils  prennent  pour  un  roite- 
let exceptionnel.  C'est  lui  qui  est  toujours 
le  premier  servi  et  qui  gobe  les  plus  fins 
morceaux.  Aux  autres,  après  lui,  s'il  en 
reste.  Avec  une  activité  extraordinaire,  le 
mâle  et  la  femelle,  tour  à  tour,  vont  à  la 
picorée,  et  le  grand  bec  engouffre  tout.  Les 
délicates  créatures  s'épuisent  à  rassasier 
leur  cher  Gargantua.  Tant  bien  que  mal,  la 
couvée  s'élève.  Le  duvet  est  remplacé  par 
les  plumes,  les  ailes  se  garnissent,  les  queues 
s'étalent  déjà  hors  du  nid  trop  plein.  Le  mo- 
ment de  la  séparation  approche  ;  la  famille 
va  se  disperser.  Se  trouvant  à  l'étroit  et 
n'ayant  plus  besoin   de  personne,  l'enfant 


ELLE    SE    PARE    POUll   LA   NOCE  65 

adultérin,  qui  a  dévore  la  substance  des  pe- 
tits légitimes,  s'envole  sans  dire  merci,  par- 
fait symbole  d'ingratitude,  et  prouve  ainsi 
qu'il  possède  l'indépendance  du  cœur,  selon 
la  maxime  de  Nestor  Roqueplan. 

Quelques  naturalistes,  surtout  parmi  les 
anciens,  au  temps  où  la  science  se  conten- 
tait d'hypothèses  et  de  légendes  qu'elle  ne 
se  donnait  pas  la  peine  de  vérifier,  ont  pré- 
tendu que  le  jeune  coucou  mangeait  ses  pa- 
rents adoptifs;  c'est  une  calomnie.  Mais  il 
ne  faut  pas  lui  savoir  gré  de  cette  sobriété, 
et  la  lui  imputer  à  vertu.  Le  coucou  n'est 
pas  un  rapace,  quoiqu'il  en  ait  quelques  ca- 
raclèrcs  extérieurs;  il  ne  se  nourrit  que  de 
chenilles,  d'insectes,  de  larves  :  autrement, 
croyez-le  bien,  il  ne  se  gênerait  en  aucune 
façon,  et  croquerait,  depuis  le  père  jusqu'au 
dernier  petit,  l'aimable  famille  de  roitelets 
qui  l'a  si  gracieusement  hébergé. 

Perché  sur  le  bord  du  nid,  l'oiseau  mi- 
gnon, avec  regret  et  mélancolie,  voit  s'en- 
voler à  travers   l'épaisseur  du  bois  le  gros 

0. 


on  L.V    NALI'Il!':    l'III'.Z    i:[.LE 

compère  qui,  plus  lard,  s'il  le  rencontre, 
fera  semblant  de  ne  pas  le  reconnaître.  Heu- 
reusement, les  chagrins  d'oiseaux  ne  sont 
pas  bien  longs,  et  le  roitelet  se  consolera 
dans  la  compagnie  de  ses  chères  mésanges, 
chez  qui  il  trouve  toujours  bon  accueil. 

Dans  la  forêt,  tout   le   monde  entre   en 
ménage  :  linots,  fauvettes,   mésanges,  ber- 
geronnettes, pinsons,  jusqu'aux  oiseaux  mé- 
chants, que  le  meurtre  semble  devoir  occu- 
per plus  que  l'amour;  les  rapaces nocturnes 
s'attendrissent  et   font  rouler  comiquement 
leurs  yeux  ronds  à  l'iris  de  paillon  jaune  ou 
orangé.  Ils  se   donnent  des  grâces  comme 
des  Sganarelles  amoureux  ;  ils  sont  trouvés 
charmants  par   leurs  belles,  aux  oreilles  de 
chat,    et    ils    admirent    leur     progéniture. 
«  Dieux  !  que  les  hibous  sont  jolis!  s)  enten- 
drait-on murmurer  dans  le  creux  des  vieux 
arbres,  pour  peu  qu'on  eût  l'oreille  fine,  par 
un  père  et  une  mère  ravis  de  leur  œuvre. 

Sous  l'influence  de  la  douce  atmosphère, 
lesnymphes  se  débarrassent  de  leurs  larves, 


ELLE    SE    l'.VRE    POUR    L\    NOCE  Ui 

et   après  la   longue    incubation   de    l'om- 
bre, s'élancent   gaiement   vers   la   lumière, 
enfants  posthumes  qui  n'ont  pas  connu  leurs 
parents   et  qui  ne  connaîtront  jamais  leur 
postérité.   Des    légions     d'insectes    munis 
d'ailes,  parés  de  brillantes  couleurs,  eux  qui 
naguère  rampaient  sous  des  livrées  obscures, 
voltigent  et  bourdonnent  çà   et  là,   enivres 
de    la   liberté  récente,    et   jouissant    avec 
délices  de  la   vie  légère,   ailée,  capricieuse. 
Après  un  sommeil  de  trois   ans,    le  hanne- 
ton,   sûr   de   trouver  son  pain  sur  l'orme, 
commence,  se  sentant  riche  comme  la  bou- 
langère, à  compter  ses  écus  au  soleil,  en  ou- 
vrant et  refermant,   en  manière  d'éventail, 
les  lamelles  de  ses  antennes;  puis,  écartant 
comme  les  basques  de  l'habit  marron,  porté 
par  Lablache  dans  Don  Pasquale,  ses  dures 
élytres  couleur  de  bronze  florentin,  il  déplie 
la  gaze   chiffonnée  de  ses  ailes  et  s'envole 
avec  une  pesanteur  étourdie,   se  cognant  à 
tout,  comme  s'il  ne  voyait  rien  de  ses  gros 
yeux  myopes. 


68  LA   NATLIIE    CHEZ    ELLE 

Il  n'est  pas  besoin  d'aller  au  bois  pour 
voir  des  couples  amoureux.  Regardez  ce 
vieux  toit  de  colombier,  ou  plutôt  de  pigeon- 
nier, si  le  mot  vous  paraît  trop  féodal  et 
sentant  son  castel  à  mâchicoulis  et  à  tou- 
relles en  poivrières.  Il  est  bien  délabré, 
bien  effondré  ;  quelques  restes  de  chaume, 
plaqués  de  mousses  et  où  passent  les  vio- 
liers,  les  joubarbes,  les  iris  de  murailles, 
pendent  sur  les  poutrelles  mises  à  nu 
comme  les  lambeaux  d'un  vieux  tapis  turc 
effiloché,  passé,  éteint,  mais  qui  a  encore  de 
belles  taches  de  couleur.  Les  lierres,  les 
ronces,  les  saxifrages  et  toutes  ces  plantes 
pariétaires  qui  ont  besoin  de  Thumidité  et 
du  salpêtre,  ont  escaladé,  à  Tenvi,  le  pigeon- 
nier en  ruine,  plongeant  leurs  griffes  dans 
les  fissures  des  pierres  disjointes,  profitant 
d'une  rugosité  du  plâtre  pour  monter  à  l'as- 
saut comme  d'habiles  gymnastes.  Et  c'est  un 
fouillis  adorable  et  charmant,  un  mélange 
de  décombres  et  de  plantes,  une  antithèse 
de  solives  qui  s'affaissent  et  de  fleurs  qui 


ELLE  SE  PARE  POUR  LA  NOCE      69 

jaillissent  ;  car  jamais  la  nature  n'est  plus 
vivace  que  sur  la  destruction  ;  elle  fait  le  dé- 
sespoir des  propriétaires  et  le  ravissement 
des  peintres.  Ah  !  comme  à  ce  vilain  pigeon- 
nier croulant,  le  paysan  ou  le  bourgeois, 
également  dénués  du  sens  pittoresque,  pré- 
férerait un  colombier  tout  battant  neuf,  avec 
sa  tourelle  correctement  ronde  comme  un 
cylindre,  blanchie  d'hier  à  la  chaux,  son 
toit  de  tuiles  d'im  rouge  vif  et  sa  petite 
porte-fenètre  peinte  en  vert  dragon  ! 

Mais  les  pigeons  ne  sont  pas  si  bêtes  !  Ils 
s'ébattent  par  nuées  blanches  ou  chatoyantes 
sur  ce  toit  oi^i  le  soleil  du  matin  fait,  dans 
les  gouttes  de  rosée  égrenées  parmi  les 
mousses  et  les  feuilles  de  vigne  vierge,  scin- 
tiller mille  diamants  de  la  plus  belle  eau. 
Ils  trouvent  mieux  leurs  aises  dans  cet 
aimablQ  désordre  naturel,  que  dans  la  dure 
symétrie  humaine.  Ces  velours  de  lichen  sont 
moelleux  ;  cette  latte  en  travers,  qui  a  laissé 
tomber  son  crépi,  offre  aux  pattes  roses  un 
commode  perchoir.  Où  pourrait-on  placer, 


70  LA    XATUJIE    (IIE/    ELLE 

plus  confortablement,  un  nid  qu'au  fond  de 
cette  alcôve  formée  par  un  effondrement  du 
toit,  et  protégée  par  deux  vieux  chevrons  qui 
se  croisent! 

Aussi  ce  chaume  en  pente  sur  ce  mur 
croulant,  au  fond  de  cejardin  en  friche  aban- 
donné aux  végétations  folies,  est-il  une  Cy- 
thère  pour  les  oiseaux;  jadis  chers  à  Vénus, 
et  qu'elle  doit  aimer  encore,  si,  comme  Henri 
Heine  le  prétend,  les  dieux  de  la  mytho- 
logie subsistent  toujours,  cachés  sous  d'hum- 
bles déguisements  ;  et  il  doit  le  savoir,  lui 
que  nous  avons  plus  d'une  fois  soupçonné 
d'être  l'Apollon  antique  ayant  appris  l'alle- 
mand à  l'université  d'Iéna.  L'Aphrodite  d'or, 
pour  nous  servir  de  la  belle  épithète  homé- 
rique si  souvent  appliquée  à  Vénus,  rencon- 
trerait là,  pour  renouveler  l'attelage  de  son 
char,  des  couples  superbes,  des  races  ma- 
gnifiques, inconnues  peut-être  à  l'antiquité. 
11  y  a  par  ce  toit  des  pigeons  de  bien  des  es- 
pèces :  le  pigeon  capucin,  le  pigeon  pattu, 
qui  a  l'air  d'un  raffiné  du  temps  de  LouisXHI, 


ELLE    SE    PARE    POIR    L.V    NOCE  71 

avec  ses  bottes  à  chaudron  remplies  de  den- 
telles ;  le  pigeon  comme  un  moine,  celui  qui 
se  rengorge  dans  sa  cravate  ainsi  qu'un 
merveilleux  du  Directoire  ;  le  pigeon-paon, 
fier  de  sa  beauté,  paradant  avec  fatuité  de- 
vant les  belles,  et  manœuvrant  sa  queue  en 
éventail  ;  quoiqu'elle  ne  soit  pas  ocellée 
comme  celle  de  l'oiseau  de  Junon,  la  lumière 
s'y  joue  en  éclairs  irisés,  capables  d'éblouir 
une  amante. 

Et  tout  le  jour  et  toute  la  nui  l,  sur  le  vieux 
toit  du  colombier  où  palpite  l'amour  heu- 
reux, c'est  pourtant  une  éternelle  plainte  et 
comme  le  soupir  d'un  cœur  étouffé  qui  se 
pâme. 


CHAPITRE  V 

ELLE    RÊVE     AU    BORD    DE    l'ÉTANG. 


Si  VOUS  êtes  paysagiste  et  que  vous  erriez 
dans  une  campagne  peu  fertile  en  motifs 
pittoresques,  quand  vous  entendrez  au  loin 
les  grenouilles  chanter  en  chœur  les  vers 
onomatopiques  d'Aristophane  :  Brekekekex, 
coax,  coax,  marchez  de  ce  côté,  et  bientôt, 
débouclant  la  bretelle  de  votre  boîte  à  cou- 
leurs, vous  piquerez  en  terre  le  bout  ferré 
de  votre  parasol. 

En  effet,  guidé  par  ce  coassement,  sem- 
blable au  bruit  d'un  verre  qu'on  rince, 
vous  arriverez  bientôt  à  quelque  jolie  mare 
étalant  sa  nappe  dormante  sous  une  ligne 
d'oseraies,  près  de  quelque  vieux  saule 
curieusement  difforme,  et  rappelant,  avec  sa 
tête  à  demi-ébranlée,  la  perruque  hérissée 


ELLE    RÊVE    AU    BORD    DE    l'ÉTAXG  73 

d'un  Sylvain;  Tendroit  sera  charmant,  plein 
de  fraîcheur  et  abondant  en  détails  gra- 
cieux. La  grenouille  annonce  l'eau,  qui  est 
la  vie  du  paysage,  l'élément  fluide  et  mo- 
bile où  la  lumière  tremble  et  se  reflète 
comme  dans  un  miroir  vagabond.  La  pré- 
sence de  l'eau  fait  naître  l'herbe  et  la  ver- 
dure, et  il  n'en  faut  pas  davantage  pour 
faire  un  tableau.  Ces  petits  coins  prêtent 
plus  que  les  ambitieux  points  de  vue,  les 
grands  horizons  et  les  vastes  panoramas 
alpestres. 

Les  grenouilles  ont  cet  honneur  d'avoir 
occupé  de  bien  grands  poètes  :  Homère, 
Aristophane,  La  Fontaine.  Le  premier  a 
chanté  leurs  luttes  avec  les  rats  dans  une 
épopée  burlesque  ;  le  second  en  a  fait  les  cho- 
ristes d'une  de  ses  plus  mordantes  comé- 
dies ;  le  troisième  leur  a  confié  les  rôles 
principaux  de  plusieurs  de  ses  fables.  Elles 
figurent  aussi  dans  une  vieille  chanson  de 
campagne  que  nous  ne  prétendons  pas  com- 
parer à  la  poésie  de  ces  divins  maîtres,  et 


74  LA   ^AlUUi:    CHEZ    ELLE 

qui  a  cependant  un  certain  sentiment  d'har- 
monie imitative  dont  l'oreille  se  berce.  Nous 
l'avons  entendu  chanter  autrefois  dans  un 
petit  villoge  perdu,  où  nous  alHons  passer 
nos  vacances,  par  une  parque  rustique  qui 
filait  sur  le  pas  de  sa  porte,  et  l'air,  dont 
voici  les  pai  oies,  s'accommodait  assez  bien 
avec  la  basse  continue  du  rouet,  rythmée 
par  le  clapement  de  pied  de  la  fileuse. 

Pleut,  pleut,  mouille,  mouille. 
C'est  le  temps  de  la  grenouille. 
La  grenouille  a  fait  son  nid 
Dans  retable  à  nos  brebis  ; 
Nos  brebis  en  sont  malades, 
Nos  moutons  en  sont  guéris. 

Nous  ne  savons  pourquoi,  ces  vers,  ou 
plutôt  ces  lignes  terminées  par  des  asso- 
nances plus  ou  moins  vagues,  nous  char- 
ment dans  le  sens  magique  du  mot,  et  pro- 
duisent sur  nous  une  espèce  d'incantation. 
Ils  tintent  à  notre  oreille  comme  les  gouttes 
de  pluie   fouettant  la  vitre,  ou  glissant  de 


M 


ELLE    EÊVE    AT'    BOllD    l'I".    l'ÉT.VN'G  7.*) 

feuille  en  feuille,  ou  courant  en  fumée  sur 
la  pente  des  toits;  ils  font  le  bruit  mono- 
tone et  clapotant  de  l'eau  tombant  dans 
l'eau,  et  vous  donnent  une  sensation  de 
fraîcheur  humide,  dont  le  thème  dominant 
est  l'idée  de  grenouille.  C'est  en  même 
temps  un  pronostic  et  une  observation  d'hy- 
giène rustique,  comme  en  font  les  bergers, 
toujours  occupés  d'astrologie  et  de  méde- 
cine, et  au  fond  un  peu  sorciers.  Et  si  l'on 
a  l'imprudence  de  se  laisser  prendre  une 
fois  au  bourdonnement  fatidique  de  cette 
pluvieuse  cantilène,  on  ne  peut  plus  s'y 
sousti'aire,  et  vous  voilà  murmurant  d'une 
lèvre  machinale  :  «  Pleut,  pleut,  mouille, 
mouille  »,  du  matin  jusqu'au  soir,  au  grand 
dérangement  de  vos  contemporains,  à  moins 
pourtant  qu'ils  ne  subissent  l'influence,  et 
ne  se  joignent  à  vous  comme  un  chœur. 
Alors  «■  la  scie  a  toutes  ses  dents  »,  comme 
on  dit  en  lan^a^e  d'atelier. 

Les  critiques  forts  en    histoire  naturelle, 
comme  en  toutes  choses,  objecteront  peut- 


76  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

être  que  la  grenouille  ne  fait  pas  de  nid  et 
n'iiabite  guère  les  étables.  Cependant  nous 
pouvons  certifler,  d'après  le  témoignage  de 
Rouvière,  ce  prêtre  de  Shakespeare,  ce 
grand  artiste  mort  à  la  peine,  qu'il  se 
rencontre  parfois  des  batraciens  dans  les 
granges.  Rouvière,  pour  essayer  l'effet  de  la 
poésie  sur  Tânie  neuve  des  paysans,  jouait 
Hamlet,  avec  une  troupe  de  rencontre,  sous 
une  espèce  de  hangar  qu'on  avait,  tant  bien 
que  mal,  disposé  en  théâtre.  C'était  presque 
aussi  primitif  que  le  Chariot  de  Tliespis.  A 
la  scène  du  spectre,  lorsque  le  prince  de 
Danemark  frappe  du  pied  le  sol  en  disant  : 
«  Paix  là,  vieille  taupe!  »  un  formidable 
coassement  répondit,  en  lui  désobéissant,  à 
l'injonction  d'Hamlet.  Quelques  grenouilles, 
qui  dormaient  là  dans  une  flaque  d'eau 
sous  les  planches,  s'éveillèrent  en  sursaut 
au  coup  de  talon  de  l'acteur,  et,  se  souve- 
nant d'avoir  chanté  pour  Aristophane,  ne 
dédaignèrent  pas  de  donner  la  réplique  à 
Shakespeare. 


KLLE  RKVE  AU  BORD  DE  L  ETANG    77 

Au  grand  monologue  où  le  prince  Hanilet 
se  pose  les  insolubles  questions  qui  tour- 
mentent la  pensée  humaine  sur  l'être  et  le 
non-être,  sur  la  vie  et  la  mort,  sur  le  rêve 
possible  de  la  tombe,  les  grenouilles  prirent 
encore  la  parole  et  semblèrent  donner  la 
réponse  de  la  nature.  Un  pareil  accident  a 
pu  arriver  au  grand  poète  anglais,  lorsque, 
peu  connu  encore,  il  remplissait  le  rô!e  du 
spectre  dans  le  premier  Hamlet,  qu'il  cor- 
rigea depuis  d'une  main  si  magistrale. 

Revenons,  non  pas  à  nos  moutons,  mais  à 
nos  grenouilles.  Les  voilà  sur  le  bord  de 
leur  mare,  prêtes  à  faire  le  plongeon,  au 
moindre  bruit,  par  une  têle  piquée,  dont  les 
caleçons  rouges  du  bain  Deligny  envieraient 
la  correction.  La  grenouille  semble  chargée 
par  la  nature  de  donner  des  leçons  de  na- 
tation à  l'homme,  dont  elle  rappelle  vague- 
ment la  structure.  Elles  ont  les  pattes  de 
devant  repliées  sous  la  poitrine,  celles  de 
derrière  ramassées  le  long  de  leur  corps  ; 
leur  échine  fait  une  protubérance  comme  si 

7. 


78  L\   NATURE    CHEZ    ELLE 

elles  avaient  les  reins  cassés,  et  leurs  beaux 
yeux,  aux  cercles  d'or,  saillent  sur  leur  tête 
comme  les  cabochons  sur  un  bijou  oriental 
ou  byzantin.  Leur  clos  se  nuance  d'une 
couleur  de  bronze  verdâtre  qui  se  fond  sous 
le  ventre  en  blancheur  argentée.  Des  doigts 
délicats,  que  relient  de  fines  membranes, 
terminent  leurs  membres  comme  de  petites 
mains  et  en  font  un  animal  agile,  propre, 
plutôt  joli  que  laid,  qui  a  sa  caricature 
dégoûtante  et  monstrueuse  dans  le  crapaud. 
Comme  elles  ont  Tair  de  se  trouver  bien 
au  bord  de  ce  bassin  bordé  de  myosotis, 
encombré  de  salicaires,  de  rubans  d'eau, 
de  nénuphars,  qui  les  soutiennent  sur  leurs 
larges  disques  comme  des  radeaux  !  Les 
mâles,  gonflant  les  poches  de  leur  gorge, 
coassent  avec  animation,  comme  si  le  son 
de  leur  propre  voix  les  excitait  ;  les  femelles 
ne  font  entendre  qu'un  faible  murmure 
approbatif,  car  elles  n'ont  pas  de  voix.  Elles 
happent  les  mouches  et  les  cousins  qui  volè- 
tent  étourdiment  çà  et  là,  avalent  quelques 


ELLE  RÊVE  AF  HORD  DE  L'ÉTAXa    79 

bestioles  nageant  à  leur  portée,  et,  sautant 
sur  une  branche  morte  tombée  en  travers 
de  la  mare,  ne  reprochent  pas  à  Jupiter, 
comme  les  grenouilles  de  la  fable,  de  leur 
avoir  donné  pour  roi  un  soliveau.  Aucune 
n'a  la  sottise  de  demander,  à  la  place  du 
monarque  inoffensif,  le  héron  qui  les  gobe- 
rait. Malgré  tout  Fesprit  des  fabulistes,  les 
animaux  sont  encore  plus  sages  dans  la  na- 
ture que  dans  l'apologue.  Pilpay,  Esope, 
Phèdre  et  La  Fontaine  leur  ont  trop  souvent 
prêté  les  ridicules,  les  vices  et  les  folies  des 
hommes. 

Bien  qu'elle  soit  d'un  naturel  pacifique, 
la  grenouille  a  ses  ennemis.  Les  cchassiers, 
de  leur  long  bec,  la  piquent  à  défaut  de 
poisson;  les  serpents  l'attaquent,  et,  disten- 
dant leurs  mâchoires,  finissent  par  l'englou- 
tir. L'homme  la  pêche,  et,  lui  coupant  les 
cuisses  à  la  hauteur  des  reins,  en  fait  un 
bouillon  qui  ressemble  au  bouillon  de  poulet, 
ou  bien  encore  l'accommode  en  friture.  Il  n'y 
a  pas  longtemps  qu'on  appelait,  en  Angle- 


80  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

terre,  les  Français  <s  mangeurs  de  grenouil- 
les, »  et  qu'on  croyait  que  ce  batracien  for- 
mait la  base  de  leur  nourriture. 

Rien  déplus  triste  que  de  voir  ces  troncs, 
vivant  encore,  séparés  de  leurs  extrémités 
inférieures,  sauteler  péniblement  le  long  de 
la  mare  comme  des  culs-de-jatte,  en  s'ap- 
puyant  sur  leurs  pattes  de  devant.  Mais  qui 
est-ce  qui  a  pitié  d'une  grenouille  ?  Victor 
Hugo  peut-être,  qui,  dans  son  effusion  pan- 
théiste, a  consacré  aux  tortures  d'un  cra- 
paud une  si  magnifique  poésie. 

Quelquefois,  cependant,  un  sort  plus  doux 
attend  la  grenouille  captive  ;  pour  peu 
qu'elle  soit  alerte  et  mignonne,  que  sa  robe 
verte  ait  de  belles  rayures  d'or  et  que  le 
blanc  de  son  ventre  soit  pur,  on  lui  donne 
pour  prison  un  bocal  de  verre  bien  transpa- 
l'ent,  rempli  d'une  eau  limpide,  où  plonge 
une  échelle  de  grosse  paille  ou  de  légères 
bûchettes.  Et  voilà  la  pauvre  grenouille 
transformée  en  baromètre  vivant.  Sensible 
aux  variations  hygrométriques,   elle  prédit 


ELLE    IIKVE    AT    P>ORn    DE    l'ÉTANG  81 

la  pluie  et  le  beau  temps  en  descendant  ou 
en  remontant  les  échelons.  Trop  heureuse  si 
quelque  jour  un  médecin,  un  physiologiste, 
n'a  l'idée  de  la  retirer  de  là  et  de  lui  éten- 
dre la  patte  sur  l'objectif  d'un  microscope, 
pour  démontrer,  par  transparence,  la  circu- 
lation des  globules  de  sang,  ou,  ce  qui  serait 
pire,  de  lui  découvrir  un  nerf  avec  le  scalpel 
et  de  le  mettre  en  contact  avec  la  pile  de 
Volta. 

La  promesse  du  chœur  aquatique  n'a  pas 
été  menteuse.  L'eau  abonde,  se  répand  dans 
les  dépressions  du  sol,  eau  tombée  du  ciel 
ou  extravasée  par  de  petites  sources  qui  ne 
trouvent  pas  leur  cours.  Elle  baigne  le  pied 
des  arbres,  amis  de  l'humidité,  et  dont  les 
racines  plongent  volontiers  dans  la  vase.  Il 
y  a  là  de  vieux  chênes,  qui  étendent  leurs 
branches  transversales  comme  des  bras  qui 
prêteraient  serment,  des  bouleaux  frêles  et 
inquiets,  au  feuillage  glauque  et  blanc,  dont 
l'écorce  de  satin  se  déchire  et  s'effiloche,  et 
qui  enlèvent  en  clair  leur  silhouette  pâle  de 


82  LA   NATUUK    CHEZ    ELLE 

ce  fond  de  sombre  verdure  ;  des  frênes,  des 
hêtres,  et  tout  un  enchevêtrement  de  vi- 
vaces  frondaisons  formant  une  noire  ca- 
verne de  verdure  impénétrable  à  la  lumière 
et  à  la  chaleur. 

Sur  le  devant,  là  où  les  arbres  éclaircis 
laissent  l'eau  miroiter  plus  librement,  le  soleil 
frappe  d'un  rayon  oblique  des  masses  con- 
fuses de  joncs,  de  roseaux,  de  fers  de  lance, 
de  glaïeuls,  de  prêles,  de  plantains  d'eau 
dont  il  harmonise  avec  un  glacis  d'or  les 
verts  pâles.  Des  conferves,  des  nymphéas, 
s'étalent  aux  places  stagnantes  entre  les 
touffes  d'herbes  aquatiques  dont  un  souffle 
agite  les  mobiles  aigrettes,  et  parmi  cette 
épaisse  forêt  de  plantes  circule  un  monde 
d'insectes,  d'araignées  d'eau,  de  ditisques, 
de  tritons  et  de  salamandres  qui  se  plaisent 
beaucoup  plus  au  fond  des  mares  qu'au 
milieu  des  flammes,  comme  on  le  croyait 
autrefois. 

De  l'arcade  profonde  décrite  par  le  feuil- 
lage, un  grand  oiseau  s'envole.  C'est  un  hé- 


ELLE    IIÈVE    AU    llORD    I)E    l/ÉTAN(i  8o 

ron  qui  est  venu  chercher  dans  cette  solitude 
marécageuse  une  retraite  paisible  et  sûre. 
Le  héron  est  de  nature  mélancolique  ;  les 
endroits  déserts,  d'accès  difficile,  oùThomme 
passe  rarement,  lui  conviennent.  Il  reste  là, 
au  bord  de  l'eau  pendant  des  journées  entières 
en  équilibre  sur  une  de  ses  longues  pattes, 
le  bec  reposant  sur  son  jabot,  dans  une  im- 
mobililé  si  parfaite  qu'il  ne  remuerait  pas 
davantage  empaillé  derrière  la  vitrine  d'E- 
vans,  au  quai  Voltaire.  A  travers  son  rêve 
indéfini,  l'œil  demi-clos,  il  guette  le  passage 
de  quelque  poisson  avec  une  patience  de 
pêcheur  à  la  ligne  sur  un  quai  de  la 
Seine. 

Son  costume  est  sérieux,  comme  il  con- 
vient à  un  philosophe  :  habit  noir  à  longues 
basques,  un  peu  de  blanc  à  la  poitrine  simu- 
lant le  linge,  et  derrière  la  tête  une  fine  ai- 
grette de  plumes  couchées  qui,  jadis  fixait 
au  turban  des  califes  quelque  escarboucle 
de  Gimschid,  ou  quelques  diamants  de  Vi- 
sapour; 


84  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

Autrefois,  le  héron  jouissait,  dans  le 
monde  cynégétique,  d'une  haute  estime. 
C'était  un  oiseau  de  grand  vol,  dont  les 
princes  et  les  puissants  barons  féodaux  se 
réservaient  la  chasse,  sous  les  peines  les 
plus  sévères.  Alors,  sur  la  lisière  d'immenses 
forêts  fourmillantes  de  gibier,  s'étendaient 
de  vastes  marécages,  des  étangs  poisson- 
neux bordés  d'une  ceinture  de  joncs,  et 
que  personne  n'eût  osé  dessécher  pour  as- 
sainir le  pays  et  les  mettre  en  culture.  Des 
brumes  matinales  montaient  de  l'eau  sta- 
gnante et  plombée,  et  de  loin,  comme  à 
travers  une  gaze  argentée,  on  apercevait 
l'oiseau  solitaire,  semblable  à  une  boule 
fichée  dans  une  broche,  en  méditation  sur 
la  rive. 

Le  pontlevis  du  manoir  féodal,  flanqué 
d'échauguettes,  de  mâchicoulis  et  de  tou- 
relles en  poivrière,  s'abaissait,  et  de  l'ogive 
pratiquée  dans  la  maîtresse  tour  débouchait 
un  brillant  cortège.  Le  châtelain  en  surcot 
mi-parti   et   la  châtelaine  inondant  de  sa 


ELLE    UÈVE    AU    liOltl)    DE    l'ÉTAKG  85 

jupe  armoriée  la  croupe  de  son  palefroi,  sov- 
laient,  portant  sur  le  poing  leurs  fau- 
cons encapuchonnés,  suivis  de  leurs  pages, 
d'écuyers  et  de  valets  de  chiens. 

Arrivée  dans  la  plaine,  la  cavalcade  con- 
tournait l'étang  ou  suivait  la  chaussée  desti- 
née à  contenir  les  eaux.  A  ce  bruit  insolite 
qui  venait  troubler  le  silence  et  la  solitude 
de  sa  retraite,  le  héron  inquiet  redressait 
son  long  col  pour  examiner  l'ennemi,  loin- 
tain encore,  faisait  claquer  son  bec,  posait 
à  terre  la  patte  qu'il  tenait  repliée  sous  son 
ventre,  et  brassait  l'air  sous  ses  ailes  comme 
pour  se  préparer  au  vol. 

Décidément  c'est  à  lui  qu'on  en  veut;  il 
l'a  compris  et  prend  l'essor.  Il  faut  essayer 
de  la  fuite  avant  de  risquer  le  combat.  Son 
vol  est  lent  d'abord.  —  Le  héron  n'est  pas 
rapide,  mais  possède  une  grande  force  ascen- 
sionnelle. —  Peu  à  peu  il  s'élève  et  parvient 
à  une  assez  grande  hauteur.  Sa  découpure 
noire  a  déjà  beaucoup  décru  sur  le  gris  bru- 
meux du  ciel.  Ses  pattes  tendues  en  arrière 

8 


80  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

el  son  long  bec  pointu  en  avant  se  distin- 
guent à  peine. 

On  a  décapuchonné  les  faucons.  Eblouis 
un  instant  du  grand  jour,  ils  promènent  au- 
tour d'eux  le  rigide  regard  de  leurs  pru- 
nelles d'or,  comme  pour  se  reconnaître.  Puis, 
hérissant  leurs  plumes,  secouant  leurs  ailes, 
obéissant  à  l'impulsion  du  poing  qui  les  en- 
voie en  l'air,  ils  s'élancent  brusquement  et 
partent  à  la  poursuite  de  la  proie  qu'il  s'agit 
de  lier,  comme  on  dit  en  termes  de  faucon- 
nerie. 

Ils  montent,  ils  montent  pour  dominer  le 
héron  et  se  laisser  tomber  dessus,  à  pic,  du 
haut  de  Tair  ;  mais  l'oiseau  poursuivi  a 
deviné  cette  tactique.  Il  rabat  son  vol,  replie 
son  col  et  présente  son  bec  aigu  comme  une 
épée  à  la  descente  impétueuse  du  faucon, 
qui,  parfois,  s'enferre  et  se  tue  lui-même 
comme  un  duelliste  trop  fougueux. 

Mais  un  autre  faucon  reprend  la  place,  et 
il  faut  bien  que  la  victime  succombe. 

C'était  là,  du  moins,  une  mort  noble,  élé- 


ELLE    LÈVE    W    lîOJtD    DE    l'ÉTAXG  R7 

gante  et  seigneuriale,  avec  quelques  chances 
de  salut.  Maintenant  que  la  chasse  au  vol 
n'est  plus  pratiquée  que  par  quelques  tri- 
bus de  l'Algérie,  qui  ont  conservé  les  tradi- 
tions de  la  fauconnerie  du  moyen  âge,  on 
n'y  met  pas  tant  de  façons.  Le  héron,  ce  gi- 
bier royal,  se  tire  au  fusil,  comme  le  canard, 
ou  se  prend  au  lacet.  Décadence  que  pré- 
voyait Louis  XllI,  ce  grand  amateur  de  la 
fauconnerie,  et  qui  rendait  sa  mélancolie 
plus  noire  encore. 

Les  marais  sont  desséchés,  les  solitudes  se 
peuplent,  l'animal  se  retiredevant  l'homme, 
et  bientôt  le  héron  aura  disparu  comme  l'au- 
rochs, comme  l'outarde,  comme  le  castor, 
comme  le  lodo  d'Australie,  comme  la  baleine , 
déjà  obligée  de  se  réfugier  sous  la  calotte 
des  glaces  du  pôle.  Il  y  a  encore  quelques 
héronnièresen  Hollande,  où  l'espèce  se  con- 
serve facticement  et  presque  comme  une  cu- 
riosité. 

La  grue  n'est  pas  aussi  rare  ;  ses  voyages 
la  protègent.   Elle  vient  du   nord  de  l'Eu- 


88  LA    XATUltE    CHEZ    ELLE 

rope,  passe  l'automne  dans  nos  climats,  et 
va  prendre  ses  quartiers  d'hiver  en  Afrique 
et  dans  l'Asie  méridionale,  où  la  vie  des 
bêtes  est  respectée  et  où  on  ne  connaît  pas 
cette  aveugle  fureur  de  chasse  qui  tend  à 
dépeupler  le  globe.  La  grue,  d'ailleurs,  n'est 
pas  un  oiseau  solitaire  et  morose  comme  le 
héron.  Elle  aime  à  vivre  avec  son  espèce,  et 
quoique  vous  la  voyiez  en  ce  moment  plan- 
tée toute  seule  sur  ses  longues  échasses,  au 
milieu  de  touffes  de  roseaux,  guettant  le  pas- 
sage de  quelque  proie,  elle  saura  bien,  le 
jour  venu,  aller  rejoindre  la  grande  troupe 
en  partance  pour  le  Caire  ou  la  seconde  ca- 
taracte, et  se  mettre  à  son  rang  dans  la  file. 


CHAPITRE  VI 


ON    CUEILLE    FRAISES    ET    VIOLETTES. 


Aller  cueillir  la  violette  au  bois  est  un 
joli  motif  de  promenade  ;  rien  de  plus  char- 
mant que  de  voir  une  belle  fille  de  dix- 
sept  ans,  même  quand  ce  serait  une  de  celles 
que  célébrait  Mûrger,  et  qui,  la  veille,  dan- 
sait à  la  closèrie  des  Lilas,  courir  joyeuse- 
ment à  travers  les  arbres,  traînant  après 
sa  robe  blanche  rayée  de  rose  quelque  brin- 
dille accrochée,  heureuse,  gaie,  insouciante, 
ayant  retrouvé,  au  sein  de  la  Nature,  son 
innocence  et  ses  frais  instincts  d'autrefois. 
Combien  d'ardeur  elle  met  à  sa  cueillette, 
et  quel  prix  elle  attache  à  ce  bouquet  qu'elle 
pique  à  son  corsage,  et  qui  vaudrait  bien 
un  sou  sur  le  pont  des  Arts  !  Jamais  botte 
de  camélias  blancs  entourés  de  violettes  de 

8. 


no  LA    NATURP,    CHEZ    E[-LK 

Parme  ne  lui  fera  pareil  plaisir,  sur  le 
rebord  de  velours  d'une  avant-scène,  à  une 
première  représentation  d'un  petit  théâtre. 

Mais  c'est  aussi  une  grande  joie  de  cher- 
cher, sous  les  feuilles,  au  revers  des  pentes 
gazonnées,  le  long  des  étroits  chemins,  dans 
les  clairières  où  tombe  un  rayon  de  soleil, 
la  fraise  rougissante  qui  est  comme  la  pu- 
deur des  bois. 

Quelles  délicates  nuances  de  carmin  sur 
ces  petits  cônes  ponctués  de  légères  mou- 
chetures, qui  sont  les  graines  1  Ceux-ci 
commencent  à  se  colorer  de  pourpre  d'un 
côté  ;  ceux-là  sont  déjà  tout  rouges  ;  d'au- 
tres restent  d'un  blanc  verdàtre,  où  un 
faible  rose  se  mêle  à  peine.  A  les  voir  bril- 
ler çà  et  là  dans  l'herbe,  on  dirait  un  collier 
de  corail  dont  le  fil  s'est  brisé  et  dont  les 
grains  éparpillés  sont  roulés  à  terre.  Il 
s'agit  de  réunir  ces  grains  disséminés  dans 
la  forêt  et  de  les  rassembler  au  fond  d'un 
mignon  panier  ou  d'un  chapeau  de  paille 
garni  de  feuilles. 


ON    CUEILLE    FRAISES    ET    VIOLETTES        01 

De  grand  matin,  lorsque  la  rosée  couvre 
encore  de  son  reseau  les  herbes,  les  fleurs 
et  les  feuilles,  les  enfants  du  village,  gar- 
çons et  filles,  parlent  pour  le  bois  et  vont  à 
la  cueillette  des  fraises.  Ils  se  dispersent 
dans  toutes  les  directions.  Il  en  est  qui, 
observateurs  précoces,  connaissent  les  bons 
endroits,  les  expositions  favorables,  et  font 
une  récolte  plus  abondante  que  les  autres. 
Comme  ils  ne  s'élèvent  pas,  vu  leur  âge, 
beaucoup  au-dessus  de  la  terre,  et  qu'ils 
ont  la  vue  perçante  du  sauvage,  ces  petits 
travailleurs,  pour  nous  servir  d'une  expres- 
sion à  la  mode,  ne  laissent  pas  échapper 
une  seule  fraise.  Un  cri  de  joie  annonce 
chaque  découverte  ;  on  court,  on  se  préci- 
pite, on  s'agenouille.  Les  mains  hâlées 
écartent  le  feuillage,  et  le  fruit  vermeil  est 
délicatement  détaché. 

L'enfance  est  gourmande  pour  le  moins 
autant  que  cruelle;  plus  gourmande  même 
que  cruelle,  quoique  La  Fontaine  ait  dit  : 
«  Cet  âge  est  sans  pitié  l,    et   il    faudrait 


92  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

vraiment  une  grande  force  d'ûme  à  ces  en- 
fants, petits  Tantales  de  village,  pour  ne 
pas  porter  leur  trouvaille  à  leur  bouche  et 
la  déposer  avec  un  regard  de  regret  dans  la 
corbeille  déjà  à  moitié  pleine  !  C'est  un 
stoïcisme  digne  de  Marc-Aurèle.  Il  n'est 
pas  dit  cependant  qu'on  résiste  toujours  à 
la  tentation,  et  parfois  la  bouche  rose  gobe 
la  fraise  rouge.  Mais  le  cas  est  rare.  Les 
fraises  des  bois  ont  un  goût  si  fin,  un  par- 
fum si  pénétrant,  une  couleur  si  fraîche, 
qu'elles  se  vendent  cher  à  la  ville.  Qu'elles 
sont  excellentes,  ces  petites  sauvages  qui 
courent  les  bois,  traçant  toujours  devant 
elles,  se  repiquant  toutes  seules,  égrenant 
leur  trésor  vermeil  dans  tous  les  coins,  et 
le  livrant  de  bon  cœur  à  l'oiseau,  à  l'in- 
secte, au  pauvre,  à  l'enfant,  au  braconnier, 
au  petit  Chaperon  rouge  égaré,  au  poète 
songeur,  aux  amants  dont  les  doigts  se 
rencontrent  sous  l'herbe,  à  Jacques  le  Mé- 
lancolique, qui  philosophe  si  bien  sur  la 
mort  des  cerfs,  et  à  tous  les    rôdeurs  syl- 


ON    CUEILLE   FRAISES    ET    VIOLETTES        93 

vestres  !  Leur  saveur  franche,  avec  son  bou- 
quet de  nature,  est  bien  préférable  à  celle 
de  ces  grosses  fraises  venues  par  artifice, 
qui  ne  renferment  dans  leur  enveloppe 
pourprée,  qu'une  espèce  de  neige  insipide 
et  spongieuse,  graisse  malsaine  d-î  l'escla- 
vage, embonpoint  morbide  de  la  captivité, 
dont  sont  exemptes  les  petites  fraises,  agiles 
coureuses  de  bois  que  la  liberté  dégage 
de  toute  lourdeur  indigeste  et  rend  saines 
comme  elle. 

Ce  sont  ces  fraises  ananas,  poussées  sur 
couche,  qui  figurent  comme  primeur  à  la 
table  des  riches,  groupées  trois  ou  quatre 
dans  de  petits  pots  de  terre  cuite,  sembla- 
bles à  ceux  où  l'on  met  les  plantes  naines 
des  serres  de  salons.  Certes,  il  y  a  un  cer- 
tain plaisir,  dans  les  civilisations  dépravées, 
à  contrarier  la  Nature,  à  braver  l'ordre  des 
saisons,  et  à  manger  les  fruités  du  printemps 
quand  la  neige  couvre  encore  les  toits.  Mais 
quel  chauffage  au  charbon  de  terre,  à  la 
houille,   à  "a    vapeur  d'eau  peut   valoir  la 


04  L\   NATURE    CHEZ    ETJ,E 

tiède  et  lente  chaleur  du  soleil,  tamisée  par 
les  éclaircies  de  la  forêt?  C'est  pourquoi  il 
vaut  mieux  attendre  que  la  fraise,  au  mi- 
lieu de  ses  feuilles  dentelées  d'un  vert  som- 
bre, ait  découpé  les  cinq  pétales  blancs  de 
sa  fleur  mignonne,  qui,  bientôt,  se  replient 
et  laissent  pointer  le  fruit  rougissant  au 
pur  arôme,  à  la  saveur  exquise,  élixir  des 
sucs  terrestres,  goutte  parfumée  du  pur 
sang  de  Cybèle.  En  cela,  les  pauvres  diables 
sont  mieux  servis  que  les  millionnaires, 
qui,  d'ailleurs,  ne  dédaignent  pas  de  leur 
emprunter  ce  dessert  recueilli  dans  les 
bois,  et  qui  fait  si  bonne  figure  dans  une 
jatte  de  vieux  Sèvres,  de  Saxe  ou  du. Japon, 
sous  une  neige  de  sucre  que  fond  une 
mousse  de  vin  de  Champagne.  Mais  combien 
meilleure  elle  est  encore,  la  fraise  des  bois, 
toute  fraîche  arrachée  de  sa  tige  et  croquée 
sur  place,  quand  vit  encore  en  elle  l'âme  de 
la  forêt! 

Un   savant,    que   nous   consultons,   nous 
étonne  en  nous  disant  que  la  fraise  {fraga- 


ON   CUEILLE    FRAISES    ET    VIOLETTES        05 

ria  vesca)   rentre,  ainsi  que   la   framboise, 
dans  la  Polypélalie-péristaminie-polygynie 
de  Linné.  Nous  n'en  doutons  pas;  mais  cette 
nomenclature    nous    semble    passablement 
horrifique.  II  nous  assure,  en  outre,  qu'elles 
font  partie  de  la   famille  des  pommes,    des 
poires  et  des  prunes,  ce  qui  nous   surprend 
davantage.  L'air  de  parenté  n'est  pas  bien 
sensible.  L'une  et  l'autre,  framboise  et  fraise, 
contiennent  de  l'acide  citrique  et  malique  en 
proportions  un  peu  différentes,  qui  en  mo- 
difient la  saveur.  Mais  les  belles  filles  age- 
nouillées dans  l'herbe,  au  risque  de  verdir 
leur  robe,  cherchent  la  fraise  sans  s'inquié- 
ter de    ces  détails   techniques.    Elle    a   du 
goût,  elle  sent  bon,  elle  est  rose  comme  les 
lèvres  delà  jeunesse  et  se  donne  pour  rien. 
Que  faut-il  de  plus? 

Encore  celle-^ci,  et  puis  celle-là.  Peu  à 
peu  on  perd  les  sentiers  frayés  par  les 
bûcherons  et  les  chasseurs,  on  s'enfonce  au 
cœur  même  de  la  forêt.  Oh!  comme  on  se 
sent  libre  dans  cette  solitude  !  Aucun  bruit 


96  LA    NATURE    (TIK/.    ELLE 

liumain  n'y  arrive  ;  pas  même  le  son  d'une 
cloche  jDOur  vous  rappeler  qu'il  y  a  là-bas  des 
villages.  Aucune  des  gênes  de  la  civilisation 
ne  pèse   plus   sur  vous.  Les  lois  n'existent 
plus  ;  vous  aspirez  à  pleins  poumons  un  air 
qui  n'a   passé  encore  par    nulle  autre  poi- 
trine.   La   saine  odeur   du    feuillage   vous 
arrive  et  vous  inspire  de  folles  idées  d'indé- 
pendance. On  voudrait,  imitant  les  Outlaws, 
vivre  à  sa  fantaisie  a.  sous  les  vertes  bran- 
ches )>,  comme  dit  la  vieille  ballade  anglaise. 
Il  semble   qu'il  n'y   ait  pas   de   plus   belle 
existence  que  celle  de  Robin  Hood  et  de  ses 
compagnons  Clym  de  Pierre  et  William  de 
Cloudeslie.  On    souperait  volontiers   d'une 
tranche  de  venaison  prélevée   sur  un  daim 
du  roi,  et  l'on  se  voit,  comme  dans  un  ro- 
man de  Walter  Scott,  un  pourpoint  en  drap 
vert  de  Lincoln  sur  le  dos,  un  grand  arc  de 
frêne  à  la  main,  courant  les  taillis,  et  le  soir 
allant  frapper  à  la  porte  du  joyeux  ermite 
qui   héberge    Richard    Cœur-de-Lion  dans 
Ivanhoë. 


ON    CUEILLK    ntAlSES    ET    VIOLETTES        97 

Qu'elle  est  épaisse  et  touffue,  cette  haute 
futaie  qui  monte  vigoureusement  vers  le 
ciel,  abritant  de  jeunes  semis  de  frênes  et 
de  hêtres!  De  loin  en  loin,  le  feuillage  est 
troué  de  quelques  losanges  d'azur  et  de 
quelques  points  lumineux  qui  étincellent 
comme  des  diamants.  La  sève  forte  et  géné- 
reuse de  la  terre  circule  dans  les  fibres  du 
bois  et  s'épanouit  en  frondaisons  vivaces  qui 
boivent  la  pluie,  aspirent  la  lumière  et  se 
gorgent  d'air  salubre.  Quelle  force  de  vie 
dans  ces  grands  arbres  dont  les  têtes  se 
balancent,  dont  le  feuillage  bruit,  et  qui, 
émus  par  la  plus  légère  brise,  semblent, 
avec  de  mystérieux  chuchotements,  se  con- 
ter à  l'oreille  les  secrets  de  la  Nature! 

Quelles  peuvent  être  les  idées  des  végé- 
taux? 

C'est  une  question  que  se  pose  le  songeur 
dans  ses  promenades  au  sein  des  bois. 

Sous  leur  apparence  immobile,  les  arbres 
et  les  plantes  sont  doués  d'une  existence  qui 
ressemble    à   celle  des  êtres    animés.    Ils 


98  LA   KATUJIE    CHEZ    ELLE 

naissent,  ils  croissent,  ils  respirent,  ils  ont 
leur  sexe  et  leurs  amours.  Ils  se  multi- 
plient, ils  sont  malades,  ils  vieillissent,  ils 
meurent. 

Vous  le  voyez,  ils  parcourent  tout  le 
cycle  de  la  vie.  Pourquoi  n'auraient-ils  pas 
une  sorte  de  pensée  vague,  indistincte, 
obscure,  nous  le  voulons  bien,  mais  suffi- 
î^ante  à  occuper  leurs  longs  loisirs?  A  cent 
ans,  un  chêne  est  tout  jeune  ;  sa  vie  se 
prolonge  pendant  des  siècles.  Il  est  des 
patriarches  de  la  forêt  qui  ont  vu  passer 
sous  leurs  rameaux  François  I^'^  ou  Maxi- 
milien,  empereur  d'Allemagne,  les  grands 
chasseurs,  les  Nemrods  de  la  royauté.  Les 
années  glissent  comme  des  gouttes  d'eau 
sur  leurs  feuilles  robustes,  et  le  Temps, 
rongeur  des  choses,  Tempus  edax  rerum, 
ne  semble  pas  compter  avec  eux. 

On  montre  encore  aujourd'hui,  à  Buyuk- 
deré,  sur  la  rive  d'Europe,  le  platane  qui 
abritait  Godefroy  de  Bouillon  regardant  son 
armée  franchir  le  Bosphore,   pour  aller  en 


ON    CUEILLE   FRAISES   ET    VIOLETTES        99 

Asie  à  la  conquête  du  saint  Sépulcre.  Une 
vie  si  prodigieusement  longue  sans  pensée, 
cela  n'est  guère  croyable.  Les  arbres  n'ont- 
ils  aucune  rêverie  ?  Ne  retiennent-ils  rien 
de  ce  que  leur  disent  les  souffles  chauds  de 
l'été,  les  froides  rafales  de  l'hiver,  les  oi- 
seaux qui  nichent  sur  leurs  branches,  les 
hommes  qui  s'arrêtent  sous  leur  ombre? 
N'entendent-ils  pas  ce  que  la  nuit  confie  au 
silence  ;  ce  que  balbutie  la  solitude  en- 
nuyée ;  ne  saisissent-ils  pas  le  murmure 
indéfini  du  grand  Tout  ?  N'ont-ils  nul  sen- 
timent de  ce  qui  les  entoure?  Ne  compren- 
nent-ils pas  la  foudre  qui  les  frappe,  la 
hache  qui  ouvre  dans  leurs  troncs  des  en- 
tailles vermeilles  comme  des  blessures?  Il 
est  difficile  de  les  supposer  insensibles  à 
ce  point  ;  l'antiquité,  plus  près  de  la  Na- 
ture que  nous  autres  modernes,  malgré 
toute  notre  science,  attribuait  aux  arbres 
une  vie  mystérieuse  ;  elle  leur  accordait  la 
pensée  et  la  voix,  et  recueillait  religieuse- 
ment les  oracles  des  chênes  de  Dodone  !  La 


100  LA    XATUHE    CHEZ    KLLK 

proue  du  navire  Argo,  fjite  de  ce  bois,  par- 
lait. Sous  la  rude  écorce,  la  mythologie  ca- 
chait de  blanches  divinités.  L'arbre  parti- 
cipait à  la  vie  universelle. 

Quand  ou  erre  à  travers  une  forêt,  ou 
sent  ce  que  les  anciens  appelaient  «:  Thor- 
reur  sacrée  des  bois  »,  on  comprend  qu'un 
mystère  vous  enveloppe,  et  dans  i'oaibre 
indécise  flottent  des  formes  dont  on  n'ose 
pas  fixer  le  contour. 

Il  semble  qu'on  est  importun,  qu'on  dé- 
range la  solitude,  et  qu'à  votre  approche 
quelqu'un  s'est  brusquement  retiré.  Les 
arbres,  les  plantes  et  les  fleurs  ont  l'air 
de  changer  de  conversation,  comme  on  fait 
dans  un  salon  lorsqu'entre  un  fâcheux  in- 
terrompant un  entretien  intime.  Le  secret 
que  l'homme  cherche  à  deviner  et  que  sait 
la  Nature,  vous  alliez  peut-être  le  surpren- 
dre ;  mais  eussiez-vous  le  pas  aussi  léger 
qu'un  Peau-Rouge  chaussé  de  ses  mocas- 
sins, votre  pied  a  déplacé  un  caillou,  froissé 
une  herbe,  fait  tomber  les  gouttes  de  rosée 


ON    CUEILLE    FRAISES    ET    VIOLETTES     101 

d'une  fleur  sauvage  ;  tout  à  coup  ua  petit 
oiseau  s'envole  et  va  signaler  aux  vieux 
chênes  l'apparition  de  l'ennemi,  c'est-à-dire 
de  riionime.  La  forêt  se  tient  alors  sur  la 
réserve  et  ne  dit  plus  que  des  choses  insi- 
gnifiantes ;  les  fleurs  replient  leurs  corolles, 
et  les  chanteurs  se  taisent. 

Pour  un  moment  la  vie  semble  s'être 
arrêtée. 

Au  bout  de  quelque  temps,  quand  on  a 
reconnu  en  vous  un  rêveur  inolîensif,  un 
poète  incapable  de  ces  meurtres  inutiles 
que  les  chasseurs  commettent  sans  remords, 
tout  ce  monde  craintif  se  rassure.  Les 
arbres  causent  avec  le  vent;  les  oiseaux  sau- 
tillent à  travers  les  branches,  continuant 
leurs  caquets  ;  les  moucherons  reprennent 
leurs  valses  dans  les  bandes  lumineuses  où 
se  donnent  leurs  bals,  et  la  Nature  vaque 
à  ses  petites  affaires  comme  si  vous  n'étiez 
pas  là. 

Asseyez-vous  comme  Tityre,  le  berger 
virgilien,   sous   le  couvert   d'un   hêtre,    et 

9. 


103  L.\    XAITTRE    CHEZ    ETJ.R 

regardez  ce  charmant  fouillis  de  végclalion 
dont  le  soleil  fait  ressortir  les  niille  détails. 
Ici  le  houx  découpe  sa  feuille  aux  dards  pi- 
quants ;  là,  sous  le  vif  rayon,  en  pleine  lu- 
mière, la  fougère  étale  ses  nervures  flexi- 
bles, dentelées  de  petites  feuilles  ponctuées 
de  stigmates  qui,  au  printemps,  sont  les 
fleurs  ;  on  dirait  des  palmes  ;  et,  en  effet, 
sous  les  tropiques,  les  fougères  ont  le  port 
et  la  taille  du  palmier.  Elles  s'élèvent  à 
plus  de  douze  mètres.  Dans  le  monde  pri- 
mitif, emporlé  par  les  cataclysmes  dont 
l'histoire  n'a  pas  gardé  souvenir,  mais  que 
racontent  les  couches  profondes  de  la  terre 
lorsqu'on  les  interroge,  les  fougères  avaient 
des  proportions  gigantesques.  Chez  nous, 
ce  ne  sont  plus  que  des  arbustes  qui  four- 
nissent, étant  brûlés,  beaucoup  de  soude 
propre  à  la  fabrication  du  verre.  Aussi 
trouve- t-on  souvent,  dans  les  anciens 
poètes  et  chansonniers  bachiques  français, 
des  expressions  analogues  à  celle-ci  : 


OX    CUEILLE    EKAtSEs    ET    VIOLETTES     103 

Le  vin  qui  rit  dans  la  fougère. 

Mais  cette  figure  est  tombée  en  désuétude 
et  ne  se  comprendrait  plus. 

Entre  les  fougères  et  les  houx  se  pressent 
les  herbes,  les  graminées,  les  fleurettes.  A 
leurs  pieds,  les  mousses  entassent  leur 
feutre  vert  ou  mordoré. 

De  toutes  ces  plantes  chauffées  par  le 
soleil  les  parfums  se  dégagent  et  se  répan- 
dent dans  Tair  comme  les  fumées  d'une 
cassolette.  Enivrés  de  ces  senteurs,  les 
insectes  volent  et  bourdonnent  avec  une 
activité  extraordinaire.  La  tipule  tourne 
autour  des  chênes,  la  canlharide,  émeraude 
enflammée,  fait  briller  son  point  d'or  vert 
sur  l'écorce  argentée  du  frêne  ;  la  fourmi, 
agitant  ses  antennes  délicates,  se  fraie  un 
chemin  à  travers  les  brins  de  gazon,  la 
cicindèle,  courrier  à  livrée  verte,  voltige 
devant  le  promeneur,  et  le  cerf-volant,  ce 
rhinocéros  des  insectes,  caparaçonné  de  sa 


104  LA.    NATURE    CHEZ    ELLE 

lourde  armure  noire,    court  sur  le    sable 
chaud  à  la  recherche  de  sa  proie. 

A  qui  vient  de  la  ville  tumultueuse  où  la 
rumeur  humaine  ne  s'éteint  jamais,  le  silence 
semble  d'abord  profond.  Peu  à  peu  l'oreille 
s'y  habitue  et  discerne  mille  petits  bruits 
qui  lui  échappaient  et  qui  sont  les  voix  de 
la  solitude. 

La  feuille  inquiète  frissonne  toujours  et 
frémit  comme  une  robe  de  soie;  une  eau 
invisible  murmure  sur  l'herbe  ;  une  bran- 
che fatiguée  de  son  attitude  se  redresse  et 
s'étire  en  faisant  craquer  ses  jointures.  Un 
caillou  perdant  l'équilibre  ou  poussé  par  un 
insecte,  roule  sur  une  pente,  avalanche  en 
miniature,  entraînant  quelques  grains  de 
sable  avec  lui  ;  une  palpitation  subite  d'ailes 
d'insecte  ou  d'oiseau  fouette  rapidement 
l'air;  un  gland  se  détache,  rebondit  de 
feuille  en  feuille  et  tombe  sur  le  gazon  avec 
un  son  mat  ;  une  bète  passe  froissant  l'herbe; 
un  oiseau  jargonne,  un  écureuil  glapit 
en  escaladant  un  arbre,  et  le  pivert,   avec 


ON    CUEILLE    F lî AISES    ET    VIOLETTES     105 

un  bruit  régulier  comme  le  tic  tac  d'une 
pendule,  ausculte  et  Trappe  du  bec  l'écorce 
des  ormes  pour  en  faire  sortir  les  scolytes 
dont  il  se  nourrit. 

Le  vent  passe  sur  la  cime  de  la  forêt  en  y 
creusant  des  ondulations  qui  se  déroulent 
comme  des  vagues,  et  produisent  de  sourds 
gémissements  qu'on  prendrait  pour  la  plainte 
de  l'Océan  lointain;  dans  toutes  ces  rumeurs 
inarticulées,  il  semble  qu'on  entende  respi- 
rer la  Nature.  Le  sein  de  la  mère  sacrée  se 
soulève  et  s'abaisse  comme  une  poitrine 
humaine  aspirant,  expirant  la  vie. 

Oh  !  qu'il  fait  bon  rester  là  de  longues 
heures,  oubliant  tous  les  ennuis  factices  de 
la  civilisation,  se  laissant  pénétrer  par 
l'àme  des  choses,  s'imprégnant  de  la  vie 
universelle,  baignant  dans  le  grand.  Tout, 
comme  un  madrépore  dans  l'eau  de  la  mer, 
écartant  la  pensée  importune  et  se  réduisant 
pour  un  jour  à  l'existence  végétative,  aux 
rêveries  confuses  du  Sylvain  ou  du  Faune, 
comme  aux  temps  oîi  se  promenaient,  dans 


106  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

la  jeune  création,  des  êlres  hybrides,  déga- 
gés seulement  de  la  matière  jusqu'à  mi- 
corps,  dieux  par  la  tête  et  le  torse,  animaux 
par  les  pieds,  ayant  le  sang  et  la  sève, 
enfants  plus  directs  de  la  terre  que  nous  ne 
le  sommes,  et  qu'elle  a  retirés,  lorsque  la 
race  des  mortels  a  prévalu,  avec  l'aide  du 
Titan  Prométhée. 

Dans  celte  solitude,  nous  admettrions  bien 
Diane  écartant  le  feuillage  et  se  montrant 
tout  à  coup,  l'arc  à  la  main,  le  carquois  sur 
l'épaule  blanche  et  svelte  comme  le  marbre 
grec,  gardant  le  jour  quelque  chose  de  sa 
pâleur  lunaire  ;  nous  aimerions  la  voir 
suivie  de  sa  biche  familière  au  museau  noir 
lustré.  Mais  qu'aucune  chasse  moderne, 
avec  ses  fanfares  glapissantes,  ses  aboie- 
ments de  chiens,  ses  piqueurs  en  livrée,  ses 
habits  rouges  à  l'anglaise,  ses  culottes  de 
peau  de  daim,  ses  bottes  molles  et  ses  che- 
vaux de  demi-sang,  ne  vienne  troubler 
brutalement  ce  délicieux  silence  et  taire 
fuir,  avec  des  trépidations  d'épouvante,  cet 


ON    CUEILLE    FltAlSKS    ET    VIOLETTES     107 

honnêlti  et  gentil  chevreuil  qui,  accompagne 
de  son  faon,  se  repose  dans  ce  fourré  où  il 
se  croit  bien  à  l'abri  de  toute  attaque,  et 
laisse,  en  mordillant  quelques  brindilles, 
passer  les  heures  lourdes  du  jour. 

Hélas  !  une  trompe  a  retenti  au  loin.  La 
paix  de  la  forêt  va  être  troublée.  Des  gout- 
telettes rouges  ruisselleront  sur  l'herbe 
verte.  La  Nature  a  beau  dire  qu'elle  n'est 
pas  chez  elle  et  ne  reçoit  pas  ce  jour-là  : 
l'homme  mal  élevé  et  barbare  force  toutes 
les  consignes. 


CHAPITRE  VII 

EN    TOILETTE    d'ÉTÉ    l     ROBE    d'aZUR, 
GERBES    DORÉES. 


Il  fait  déjà  bien  chaud.  Le  Printemps, 
trouvant  les  rayons  du  soleil  un  peu  trop 
vifs,  et  craignant  de  se  hâler  le  teint  sous 
sa  couronne  de  fleurs  et  de  feuillage,  se  re- 
lire en  s'éventant  de  son  bouquet,  pour 
faire  place  à  l'Été,  un  beau  garçon  à  Pair 
mâle  et  vigoureux,  qui  tient  une  faucille  à 
la  main  et  porte  à  son  flanc  une  gourde, 
comme  un  moissonneur. 

Lesjours  sont  devenus  longs  ;  entre  le  cré- 
puscule et  l'aurore,  à  peine  si  la  nuit  a  le  temps 
de  déplier  et  de  replier  ses  voiles  constellés  de 
paillettes  étincelantes.  Le  rossignol,  ami  de 
l'ombre  se  hâte  d'exécuter  son  dernier 
Nocturne  et  récite  à  la  rose,   dont  il   est 


EN    TOILETTE    d'ÉTÉ  109 

amoureux  selon  la  légende  orientale,  des 
ghazels  plus  beaux  que  ceux  de  Sadi  et 
d'Hafir.  Eveillés  après  un  court  sommeil, 
les  oiseaux  de  toute  espèce  saluent  gaie- 
ment l'aurore  matinale,  qui  jette  ses  rose, 
devant  le  char  du  soleil  comme  une 
Heure  du  Guide  au  plafond  du  palais  Ros- 
pigliosi. 

Rapidement  la  lumière  étend  ses  ondes 
dans  le  ciel  dégagé  de  nuages.  L'œil  en  suit 
les  vibrations,  comme  l'oreille  suivait  les 
gammes  ascendantes  des  violons  dans  le 
lever  du  soleil  musical  de  Félicien  David. 
Puis  le  soleil  éclate  avec  fracas,  car  son 
rayonnement  est  si  vif  qu'il  semble  sonore. 
Rientôt  la  rosée,  qui  emperlait  les  fines  la- 
nières des  herbes  et  les  larges  feuilles  velou- 
tées de  la  bardane,  s'évapore  et  remonte 
au  ciel.  Un  azur,  qui  ferait  paraître  gris 
et  terreux  le  plus  pur  outremer,  s'étale  au 
dedans  de  la  coupole  atmosphérique  qui  nous 
enveloppe,  donnant  aux  couleurs  terrestres 
une  force  et  une  intensité  éblouissantes. 

lu 


110  LA   NATUr.K    CHEZ    ELLE 

Tous  les  êtres  frileux  se  réjouissent  ;  la 
rauquc  cigale  choque,  avec  une  incroyable 
ardeur,  ses  petites  cymbales  d'argent.  Les 
grillons  des  champs  font  entendre  sans  re- 
pos leur  cri-cri  strident,  et  à  cette  musique 
enragée  les  vapeurs  terrestres  semblent 
danser  au-dessus  des  sillons.  Le  grillon  et  la 
cigale  sont  des  musiciens  importuns  dans 
l'orchestre  de  TÉlé  ;  ils  sont  bien  petits, 
mais  ils  font  plus  de  bruit  qu'ils  ne  sont 
gros,  et  on  leur  doit  cette  justice  qu'ils  sont 
infatigables  et  ne  se  font  pas  prier  pour 
recommencer.  Leur  canlilène  monotone, 
frappée  à  temps  égaux,  rythme  la  cha- 
leur et  empêche  la  somnolence  des  midis 
brûlants. 

Le  petit  peuple  frétillant  des  lézards  est 
aussi  au  comble  de  la  joie  :  on  les  voit 
courir  allègrement  sur  les  parois  des  vieux 
murs  ou  des  rochers  chauffés  à  blanc  par  le 
soleil.  Quelle  agilité,  quelle  prestesse,  quels 
brusques  revirements  de  direction,  quels 
capricieux  zigzags  !  Ils  apparaissent  et   dis- 


Kx  Toii,i:i  Ti-:  iiT'/iK  lit 

paraissent  comme  l'éclair.  Le  moindre  bruit 
les  fait  rentrer  entre  les  joints  des  pierres, 
dans  les  fissures  de  la  roche,  où  leurs  yeux 
brillent  d'un  éclat  métallique.  Mais,  bientôt 
rassurés,  ils  ressortent  de  leur  retraite  et 
recommencent  leurs  évolutions. 

On  prétend  que  «  le  lézard  est  ami  de 
riiomme.  »  Nous  ne  savons  trop  sur  quoi 
se  base  cet  axiome  d'histoire  naturelle  popu- 
laire. Dès  qu'il  aperçoit  son  ami,  le  lézard, 
comme  tous  les  autres  animaux,  se  sauve  le 
plus  vite  qu'il  peut,  se  plonge  dans  le  pre- 
mier trou  qu'il  trouve,  ou  tout  au  moins  m:t 
une  distance  raisonnable  entre  lui  et  l'objet 
de  son  affection  ;  prudence  qu'on  ne  saurait 
blâmer.  H  est  vrai  que  le  lézard,  une  fois 
attrapé,  s'apprivoise  aisément  ;  il  se  laisse 
prendre  et  toucher  par  son  maître  ou  sa 
maîtresse,  et  paraît  éprouver  un  certain 
plaisir  à  être  caressé.  Quel  bonheur  pour 
le  collégien  qui,  au  fond  de  sa  baraque, 
entre  le  dictionnaire  et  le  rudiment,  dérobe 
aux  yeux  des  maîtres  d'étude  et  des  pions  une 


112  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

de  ces  jolies  bêtes  capturées  un  jour  de  pro- 
menaJe  !  Quelle  occupation  de  lui  chercher 
des  mouches  et  d'arracher  pour  sa  litière, 
quelques  maigres  brins  d'herbe  aux  pavés 
de  la  cour  de  récréation  !    C'est   une   joie, 
c'est  un  délire,  dans  ce  morne  séjour,  bagne 
universitaire  d'où  la  Nature  est  soigneuse- 
ment bannie,  de  posséder  à  soi,  bien  à  soi, 
un  être    vivant,  un  compagnon  secret,   un 
petit  complice,    malgré  la  défense   du  pro- 
fesseur. Que  de  distractions,  que  de    visites 
en  tapinois  à  la  baraque  !  Le  latin  et  le  grec 
en  sont  négligés.  Il  y  a  des  contre  sens  dans 
les  versions,   des    barbarismes  et  des  solé- 
cismes  dans  les  thèmes,  des  fautes  de  pro- 
sodie dans  les  vers  latins.    Plus  de   croix, 
plus  de  place  au  banc  d'honneur.  Les  rete- 
nues se  succèdent,  les  pensums  pleuvent,  et 
les   jours  de  sortie  se  passent  à  griffonner 
mille  fois  de  suite: 

Ante  mare  et  terras  et  quod  tegit  omnia  cœlum . 


EX    TOILETTE    d'ÉTÉ  113 

Mais  qu'importe!  Il  serait  donc  plus  juste 
de  renverser  l'axiome  et  de  dire  :  «  Le  col- 
légien est  l'ami  du  lézard,  d 

On  prétend  le  lézard  sensible  à  la  musi- 
que. Quand  on  siffle  un  air  en  passant  près 
du  mur  ou  du  rocher  où  il  prend  ses  ébats, 
il  s'arrête,  avance  la  tête  d'un  air  curieux 
et  ravi,  frétille  de  la  queue,  agite  convulsi- 
vement une  de  ses  pattes  de  devant,  et 
donne  des  signes  de  satisfaction  évidente. 
Peu  à  peu,  malgré  sa  défiance  et  sa  sauvqi- 
gerie,  il  se  rapproche  du  chanteur.  Il  est 
charmé,  fasciné  comme  un  serpent  par  la 
flûte  du  psylle,  et  cette  incantation  lui  fait 
oublier  le  soin  de  sa  propre  sûreté.  Captif, 
il  accourt  et  sort  de  sa  retraite,  où  il  se 
cachait  si  bien  qu'on  le  croyait  perdu,  lors- 
que les  premiers  accords  résonnent  sur  le 
clavier. 

Ne  faites  pas  de  bruit  et  regardez  sur  ce 
bloc  de  pierre  ce  lézard  qui  guette  une  mou- 
che. Il  s'appuie  sur  ses  mains  doigtées,  que 
terminent   de  petites  griffes    délicates;  ses 

\9i 


114  I.A    NATURE    CHE/,    EJ.LE 

patles  de  devant  se  replient  et  font  coude, 
comme  si  elles  avaient  peine  ù  supporter  le 
poids  du  corps,  bien  léger  pourtant  ,  celles 
de  derrière,  moins  courtes,  armées  d'ongles 
plus  longs,  mais  parfaitement  inofîensifs, 
n'ayant  d'autre  emploi  que  de  retenir  l'ani- 
mal sur  les  pentes  glissantes,  et  disposés  à 
peu  près  comme  les  ongles  des  patles  de  gre- 
nouilles. Une  nuance  de  vert,  se  fondant 
avec  le  gris  jaune  des  flancs  et  du  ventre, 
colore  le  dos  du  petit  saurien,  miniature  de 
crocodile  à  l'usage  de  nos  climats, 

La  têle  est  couverte  d'écaillés  qui  s'ajus- 
tent comme  les  pièces  d'une  armure.  Une 
cotte  de  maille  d'un  fm  réseau  et  d'une  sou- 
plesse à  défier  tous  les  armuriers  du  moyen 
âge,  enveloppe  le  corps  et  les  pattes,  puis 
s'élargit  en  plaques  imbriquées  dont  le  nom- 
bre et  la  dimension  diminuent  jusqu'au  bout 
de  la  queue.  Tout  cela  est  élégant,  mignon, 
ciselé  avec  une  finesse;  merveilleuse.  On 
dirait  un  bronze  à  cire  perdue  où  ne  s'est 
oblitéré  aucun  détail,  et  l'envie  vous  prend 


Kx  j'OTrj'Vn'K  d'ktk  11-") 

de  le  saisir  dans  cette  pose  pour  en  faire  un 
serre-papier. 

La   mouche    imprudente,  —  une  andrine 
si  nous  ne  nous  trompons,  —  voltige  parmi 
les  mousses  et  les   plantes   qui  revêtent  le 
rocher  ;  elle  se  pose  çà  et  là,  bourdonnant, 
lissant  ses  ailes  avec  ses  pattes  de  derrière, 
plongeant  sa  trompe  dans  le  nectare   d'une 
fleurette  pour  en  tirer  un  peu  de  miel  ;  elle 
jouit  du  beau    temps,  du   chaud   soleil   qui 
jette  des  iris   sur  les  fines    gazes   dont  elle 
Trappe  l'air,  sans  soupçonner  qu'un  ennemi 
est  là,  un   monstre    aussi   gigantesque   par 
rapport  à   sa  taille  qu'un  caïman  le   serait 
pour  un  homme,  attentif  comaie  un  chas- 
seur à  l'affût,  suivant  d'un  œil   avide  tous 
ses  mouvements,  et  dont  la  langue  fourchue 
semble  lécher  les  lèvres  plates,  prêtes  à  la 
happer  et  à  l'engloutir  ;  car   la  bête  la  plus 
innocente,  qui  n'est  pas  herbivore,  ne  sou- 
tient son   existence  que  par  des  meurtres 
continuels.  La  Nature  n'est  qu'un  circulus 
de  carnage.  Insouciante  de  l'individu,  elle 


IIG  LV    XATUllK    CHEZ    ELLE 

ne  s'occupe  que  de  l'espèce.  Que  lui  importe 
que  cette  mouche  soit  dévorée  ?  La  terre 
contient  des  millions  de  larves,  d'andrines, 
et  lapullulation  des  races  doit  être  refrénée. 

Mais  voici  que  le  lézard  s'avance  ;  rapide 
comme  une  flèche,  la  mouche  a  disparu  dans 
ce  gosier.  Le  drame  est  fini.  Heureusement, 
les  lézards  sont  sobres,  —  on  n'en  vit  ja- 
mais d'obèses,  —  et  ce  repas  calme  pour 
longtemps  son  appétit.  Bien  repu,  il  rega- 
gne son  logement,  situé  dans  une  fissure  de 
rocher,  et  fait  sa  sieste  de  digestion. 

Quelle  heureuse  vie  que  celle  du  lézard  1 
Cependant  quelquefois,  faute  de  mets  plus 
succulent,  les  échassiers  le  piquent  de  leurs 
longs  becs,  et  il  laisse  aux  mains  d'un  petit 
paysan  ou  d'un  écolier  sa  queue  fragile 
comme  du  verre  ;  mais  elle  repousse,  et  au 
bout  de  quelques  semaines  l'accident  est 
réparé. 

Tous  les  animaux  n'aiment  pas  autant  la 
chaleur  que  le  lézard,  et  dans  ce  pré  qui 
longe  la  lisière  du  bois,  cherchant  l'étroite 


EN    TO]T,ET'lK    d'ÉTK  117 

ligne  d'ombre  projetée  par  les  arbres,  vers 
le  milieu  du  jour,  les  bœufs  et  les  vaches 
se  rassemblent,  faisant  sur  le  vert  de 
l'herbe  de  belles  taches  fauves,  noires  ou 
blanches.  Agenouillés  et  couchés  dans  des 
poses  majestueuses,  ils  ruminent  gravement, 
et  promènent  le  regard  vague  de  leurs 
grands  yeux  tranquilles,  auxquels  Homère 
compare  les  yeux  de  Junon.  Leur  immo- 
bilité ne  se  dérange  que  pour  chasser  une 
mouche  taquine;  alors  leur  flanc  noir  fré- 
mit et  se  plisse,  et  ils  secouent  avec  un 
mouvement  d'impatience  leurs  têtes  pla- 
cides, dont  les  cornes  forment  le  croissant, 
comme  la  coiffure  d'isis. 

Autour  des  bœufs  sautillent  et  voltigent 
les  bergeronnettes  amies  des  troupeaux, 
comme  si  elles  voulaient  les  surveiller,  tan- 
dis que  le  vacher,  adossé  à  un  arbre,  s'est 
endormi  près  de  son  chien,  qui,  de  temps  à 
autre,  lorsqu'une  clochette  remuée  jette  sa 
note  dans  le  silence,  soulève  son  museau 
allongé  sur  ses  pattes. 


118  LA    N'MIUK    CIli;/    KJ.I.K 

L'azur  si  frais  et  si  léger  du  matin  a 
blanchi  et  pris  des  tons  de  métal  en  fusion  ; 
l'extrême  chaleur  le  décolore  comme  un 
émail  brûlé.  Les  tons  s'évanouissent  dans  la 
lumière  intense,  et  une  chaude  brume 
s'élève  à  l'horizon. 

Au  loin,  sur  la  plaine,  les  pièces  de  blé 
font  des  orfrois  ;  comme  le  brocart  des  dal- 
matiques  frisé  par  le  soleil,  le  vague  souffle 
de  la  brise  y  dessine  des  moires.  La  blonde 
Cérès,  en  traversant  celte  riche  campagne , 
serait  satisfaite,  et  trouverait  que  les  élèves 
de  son  cher  Triptolème  n'ont  pas  dégénéré. 
Encore  quelques  jours,  et  l'épi  mûr,  lourd 
de  grain,  fera  pencher  la  tige  ;  et  dès  Taube 
les  moissonneurs  et  les  moissonneuses, 
armés  de  faucilles,  se  mettront  à  l'œuvre  ; 
et  4es  gerbes  se  rangeront  en  lignes  sur  les 
sillons,  comme  des  guerriers  tombés  dans 
leur  armure  d'or.  Si  quelques  grains  ont 
quitté  l'épi  et  roulé  à  lerre,  les  oiseaux  du 
ciel  en  profiteront.  Ne  leur  enviez  pas, 
laboureurs  avares,  ces  miettes  de  votre  fes- 


EN'  TOILETTK    d'ÉTÊ  llîj 

tiiï^ils  ont  bien  mérité  celte  récompense, 
pour  la  guerre  qu'ils  ont  faite  aux  mille 
espèces  d'insectes,  d'une  fécondité  prodi- 
gieuse, qui  auraient  dévoré  la  moisson  en 
herbe.  Il  ne  faut  donc  pas  traiter  en  para- 
sites les  hôtes  sacs  qui  la  table  ne  serait 
pas  servie. 

Regardez  avec  respect  le  blé  sacré  dont 
est  fait  le  pain  quotidien,  l'âme  même  et  la 
substance  de  l'homme,  et  qui,  sur  l'autel,  a 
supprimé  l'antique  sacrifice.  C'est  une  créa- 
tion humaine,  car  le  blé  n'existe  nulle  part 
à  l'état  sauvage,  et  la  Nature  ne  peut  offrir 
pour  type  qu'une  incertaine  graminée. 

Mais  retournons  au  bois.  La  Nature,  cul* 
tivée  par  l'homme,  n'est  pas  tout  à  fait  chez 
elle  ;  on  la  gêne^  on  la  contrarie,  on  lui  im- 
pose des  méthodes.  Elle  est  bien  plus  aimable 
et  plus  charmante  lorsqu'elle  reste  libre  en 
ses  caprices. 

Notre  opinion  est  celle  des  perdrix  qui, 
troublées  par  le  va-et-vient  des  moisson- 
neurs, se  sont  réfugiées  dans  un  site  plus 


120  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

solitaire,  sur  une  pente  exposée  au  soleil, 
pierreuse,  hérissée  de  broussailles,  d'achil- 
lées,  de  mille-feuilles  et  autres  fleurs  sau- 
vages. Des  taillis  escaladent  la  pente  et  y 
jettent  des  lisières  d'ombre.  En  haut,  le 
ciel  luit,  ardent  et  pur. 

La  perdrix  a  l'instinct  de  se  rassembler 
en  compagnie,  à  ce  point  que  les  mâles  qui 
n'ont  pas  trouvé  de  femelles  se  réunissent 
en  société,  et  vivent  entre  eux  comme  les 
célibataires  membres  d'un  club. 

Toute  la  bande  est  donc  là  :  le  père,  la 
mère,  les  enfants,  les  cousins,  qui  ne  s'éloi- 
gnent guère  du  canton  où  ils  ont  pris  nais- 
sance ;  adultes  et  jeunes  cherchent  des  chry- 
salides de  fourmis  dont  ils  sont  très  friands, 
et  à  leur  défaut  se  contentent  de  graines  ; 
car  ils  sont  à  la  fois  insectivores  et  grani- 
vores ;  ils  s'agitent  joyeusement,  secouent 
leurs  plumes,  se  rengorgent,  battent  des 
ailes  ;  car  la  chasse  n'est  pas  ouverte  et  ne 
le  sera  au  plus  tôt  que  dans  deux  mois. 
C'est  un  moment  de  trêve  intéressée  que  la 


EX    TOILETTE    d'ÉTÉ  121 

destruction  accorde  à  la  fécondité  de  la  Na- 
ture pour  réparer  ses  pertes.  Les  chasseurs 
laissent  naître,  croître  et  s'engraisser  leurs 
victimes.  Touchante  prévoyance  ! 

Pour  les  jierdrix  n'a  pas  encore  com- 
mencé cette  vie  inquiète,  agitée,  toujours 
sur  le  qui-vive,  pleine  d'alertes  et  de  tran- 
ses, où  il  faut  se  défendre,  par  d'innocents 
stratagèmes  trop  souvent  déjoués,  contre  un 
ennemi  supérieur  en  intelligence,  en  force, 
et  armé  d'un  fusil  qui  atteint  toutes  les 
fuites  et  rend  l'aile  inutile.  S'il  n'y  avait 
que  l'homme,  on  pourrait  encore  le  braver 
et  lui  échapper  parfois.  Il  a  des  sens  impar- 
faits, émoussés  par  la  civilisation.  Son  œil 
est  souvent  myope,  son  ouïe  manque  de 
finesse,  son  odorat  n'a  pas  la  subtilité  qu'il 
faut  pour  distinguer  et  suivre  les  fumets. 
Mais,  parmi  la  gent  animale,  il  s'est  trouvé 
un  traître,  le  chien,  qui  a  passé  à  l'homme 
et  mis  au  service  de  l'ennemi  commun  ses 
précieuses  facultés.  Il  s'est  fait  le  serviteur, 
le  sbire  et  l'espion  du  tyran.  Il  prend  parti 

■H 


122  LA   XATU1U-:    ClIE/    ELLE 

pour  lui  contre  ses  frères.  Il  le  met  sur  la 
piste  des  victimes,  qu'il  arrête  comme  un 
sergent  de  ville,  pour  que  le  maître  ait  le 
temps  d'arriver.  Avec  des  signes  de  joie, 
frétillant  de  la  queue,  il  assiste  et  participe 
au  massacre,  sans  avoir  même  Texcuso  de 
la  faim  :  car  ce  gibier,  il  ne  le  mange  pas. 
Le  patron  lui  donne,  soir  et  matin,  sa  spor- 
tule  de  soupe,  comme  à  un  client  romain 
ou  un  mendiant  de  monastère  ;  plus,  quel- 
ques coups  de  fouet  en  manière  de  gratifi- 
calion.  Mais  en  ce  moment,  chasseurs  et 
chiens  se  reposent,  en  attendant  que  la  loi 
sonne  la  cloche  de  la  grande  Saint-Barthé- 
lémy. 

Il  y  a  parmi  les  perdrix  deux  castes,  dont 
Tune  a  degrandes  prétentions  aristocratiques 
la  perdrixrougeetlaperdrixgrise.  La  perdrix 
noble  porte  des  bottes  de  maroquin  rouge 
comme  un  magnat  hongrois  en  grand  costume 
dans  un  bal  d'ambassade  ou  de  cour.  La  per- 
drix roturière  n'a  que  desbottines  grises  ;  ses 
manières  sont  aussi  beaucoup  plus  simples» 


1-:N    lOIT.ETlK    1)"kTK  138 

La  perdrix  rouge  montre,  par  le  dédain  et 
la  fierté  de  ses  allures,  qu'elle  a  la  cons- 
cience de  sa  supériorilé.  Elle  gravit,  d'un 
pas  orgueilleux,  les  pentes  escarpées  jus- 
qu'à leur  sommet,  s'élevant  avec  le  soleil 
qu'elle  semble  vouloir  accompagner.  Elle  y 
reste  tant  que  l'astre  est  au  zénith  ;  puis, 
lorsqu'il  incline  à  l'horizon,  elle  redescend 
peu  ù  peu  vers  l'ombre  de  la  plaine.  Aussi 
est-ce  un  dicton  populaire  parmi  les  bra- 
conniers que  «  la  perdrix  rouge  suit  le 
soleil  ». 

Maintenant,  quelle  est  la  meilleure  à 
manger,  de  la  rouge  ou  de  la  grise  ?  C'est 
un  problème  que  nous  laissons  aux  gourmets. 
Il  faudrait  Grimod  de  la  Reynière,  Brillât- 
Savarin  ou  de  Cussy  pour  le  résoudre.  On 
dit  que  si  la  perdrix  grise  est  plus  succu- 
lente au  commencement  de  l'cutomne,  la 
perdrix  rouge  lui  est  supérieure  dans  l'ar- 
rière-saison. 

Mais  laissons  là  ces  idées  de  meurtre  et 
de  cuisine  ;   oublions  que   l'homme  est   le 


124  LA   NAlTliE    CHKZ    KLLK 

Gargantua  de  la  création,  la  bouche  insa- 
tiable où  tout  aboutit,  et  jetons  un  regard 
mélancolique  sur  ce  nid  abandonné,  sus- 
pendu à  des  branches  de  ronces. 

C'est  un  nid  de  fauvette  ;  on  le  reconnaît 
à  l'entrelacement  d'herbes  sèches. qui  en 
forme  la  corbeille,  garnie  de  crin  à  l'inté- 
rieur. Quatre  ou  cinq  œufs  d'un  blanc 
bleuâtre,  ou  plutôt  d'un  bleu  clair,  y  repo- 
sent ;  mais,  pour  éclore,  il  leur  manque  la 
douce  chaleur  maternelle,  la  patiente  et 
créatrice  incubation.  Le  germe  de  vie, 
déposé  par  l'amour,  s'est  éteint  sous  la 
frêle  coquille  que  ne  brisera  pas,  pour 
s'élancer  vers  la  lumière,  le  bec  de  l'oisillon 
avorté.  La  pauvre  fauvette  a  été  tuée  sur 
son  nid  par  un  rapace,  ou  bien  un  oiseleur 
l'a  prise,  et,  triste  dans  sa  cage,  elle 
pense  à  la  chère  couvée  perdue. 


CHAPITRE  VIII 


ELLE   ENTRE    AU   BAIN. 


La  Nature  n'a  pas  le  même  mépris  que 
le  jardinier  et  le  cultivateur  pour  ce  qu'on 
appelle  les  mauvaises  herbes.  Elle  les  pro- 
page avec  le  même  soin  que  les  plantes  qui 
font  l'ornement  des  serres  et  des  plates- 
bandes  ;  ces  sauvages  et  ces  indépendantes 
lui  plaisent,  qui  fuient  l'homme  et  que 
n'ont  pas  déformées  les  savantes  pratiques 
des  horticulteurs.  Elles  sont  sveltes.  me- 
nues, d'une  grâce  élégante  et  légère.  Leurs 
petites  fleurs  mignonnes  n'ont  pas  été  dou- 
blées ;  elles  échappent  à  cette  lourdeur 
obèse  des  fleurs  trop  bien  nourries,  cha- 
pons du  règne  végétal,  qui  ne  peuvent  se 
reproduire  et  gardent  cette  jolie  maigreur 
de   la  jeunesse   dont   le  charme    est   sans 

11. 


126  T.A    XATURK    ClIKZ    Erj,E 

pareil.  Quel  poêle  ne  préférerait  l'églantine 
de  haie,  avec  ses  cinq  pétales  d'un  incarnat 
pâle,  aux  grosses  roses  à  cent  feuilles,  qui 
ressemblent  à  des  choux  colorés  de  car- 
min? Qu'elle  est  délicate  et  fraîche,  cette 
mignonne  rose  des  champs  que  le  moindre 
vent  fait  trembler  sur  sa  tige  flexible  !  La 
rosée  y  scintille  en  perles,  l'abeille  s'y 
roule  et  s'y  charge  de  pollen,  et  c'est  elle 
que  la  reine  Mab  choisirait  pour  faire  avec 
ses  feuilles  les  rideaux  de  son  lit  de  noces. 
Quoi  de  plus  charmant  que  la  folle-avoine 
qu'Ophélie  mélangeait  aux  fleurs  dans  sa 
couionne  de  folle?  Ses  longues  tiges  fines, 
ses  graines  à  capsules  cornues  forment  de 
gracieuses  aigrettes  au-dessus  des  grami- 
nées de  taille  plus  humble.  Quoique  quali- 
fiée de  mauvaise  herbe,  elle  a  sa  beauté  et 
fait  fort  bonne  figure  au  bord  des  chemins, 
au  pied  des  arbres,  sur  le  revers  des  fos- 
sés, le  long  des  murailles,  en  compagnie 
de  l'ortie  blanche,  de  la  fausse  ciguë,  de 
l'ivraie,    de    la   foirolle   et   autres    plantes 


KLT-F,    KNTRK    AT*    BAIN'  127 

mal  famées,  qui  prospèrent  dans  Taban- 
don  et  qu'on  arrache,  quand  on  s'en  oc- 
cupe, pour  les  mettre  en  tas  et  les  faire 
brûler.  L'art  pourrait  entrelacer  dans  ses 
arabesques  ces  tiges  grêles  aux  feuilles 
étroites,  aux  fleurs  presque  imperceptibles, 
de  couleurs  si  tendres  et  de  formes  si  déli- 
cates. 

Nous  avions  jadis  rêvé  un  jardin  où  l'on 
aurait  mis  la  bride  sur  le  col  à  la  végéta- 
tion. Jamais  la  serpe  n'y  aurait  éraondé  une 
branche,  jamais  les  ciseaux  n'y  auraient 
taillé  une  haie  ou  une  bordure.  Toute  li- 
berté aux  rameaux  de  s'enlacer  à  leur 
guise,  aux  plantes  de  ramper,  de  grimper, 
aux  mousses  de  couvrir  de  leurs  plaques  le 
tronc  des  arbres,  aux  lichens  de  blanchir  de 
leurs  bandes  grises  le  menton  des  statues, 
aux  ronces  de  barrer  les  allées  et  de  vous 
arrêter  avec  leurs  griffes,  au  coquelicot 
sauvage  de  piquer  son  étincelle  rouge  près 
de  la  rose  à  l'abandon,  au  lierre  d'allonger 
sa  guirlande   vagabonde   et    de    retomber 


128  LA   XATUllK    CHEZ    ELLE 

par-dessus  la  rampe  des  terrasses  ;  toute 
licence  à  l'ortie,  au  chardon,  à  la  chéli- 
doine,  au  gratteron,  qui  s'attache  à  vous 
comme  un  fâcheux,  à  la  bardane,  à  la  mo- 
relle,  au  chiendent,  à  toute  la  horde  bohé- 
mienne des  plantes  indisciplinées,  de  pous- 
ser, de  multiplier,  d'envahir,  d'effacer  toute 
trace  de  culture,  et  de  faire  du  parterre 
une  forêt  vierge  en  miniature. 

Ce  paradis  abandonné,  nous  l'aurions  voulu 
entouré  de  murs  verdis  de  mousse  et  dra- 
pés de  plantes  pariétaires,  couronné  de 
violiers,  d'iris,  de  giroflées  et  de  joubarbes, 
en  manière  de  tessons  de  bouteilles,  pour 
ôter  aux  gamins  l'envie  de  les  franchir;  et 
au-dessus  de  la  porte  délavée  par  la  pluie, 
dépouillée  de  peinture,  et  n'ayant  gardé  au- 
cune trace  de  ce  vei't  chéri  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  nous  aurions  tracé  cette 
inscription  en  lettres  noires,  de  forme  lapi- 
daire et  d'aspect  menaçant  :  «  Défense  aux 
jardiniers  d'entrer  ici.  » 

Ce   caprice,   difficile    à  réaliser  pour  un 


ELLE   ENTHE    AU   BAIN  129 

homme  encastré  dans  la  civilisation,  où  la 
moindre  originalité  se  taxe  de  folie,  la  Na- 
ture, qui  se  moque  du  jugement  des  sots, 
se  le  passe  à  tout  moment.  Elle  a  comme 
cela  mille  recoins  adorables  où  l'homme 
pénètre  rarement,  ou  môme  né  pénètre  pas 
du  tout.  Là,  sans  contrainte,  elle  se  livre  à 
de  charmantes  débauches  d'herbes  folles,  de 
fleurs  farouches  et  de  végétations  désor- 
données. Tout  cela  germe,  pousse,  fleurit, 
s'épanouit,  jette  ses  graines  au  vent,  qui  se 
charge  de  les  porter  où  il  faut,  avec  une 
joie  et  une  impatience  de  vivre  vertigi- 
neuse. La  moindre  place  au  soleil  est  aussi- 
tôt prise.  Les  recoins  à  l'ombre  ne  sont  pas 
non  plus  dédaignés.  Il  est  des  plantes  qui 
craignent  de  se  hâler  le  teint,  et  auxquelles 
plaît  la  fraîcheur  humide.  Et  c'est  un  fouil- 
lis inextricable  de  minces  tiges,  de  feuilles 
étroites,  de  petites  fleurs  où  l'insecte  peut 
seul  se  frayer  une  voie. 

Si  vous  n'avez  pas  peur   que  les  ongles 
des  broussailles  vous  égratignent,  et  que  la 


130  I.A    NATURE    (HKZ    ELLE 

rosée  ou  la  pluie  récente  que  le  soleil,  à 
peine  débarrassé  des  nuages,  n'a  pu  faire 
évaporer  encore,  ne  mouille  et  ne  gâte  vos 
brodequins  vernis,  venez  visiter  avec  nous 
un  de  ces  réduits  mystérieux  où  la  Nature, 
certaine  de  ne  pas  être  surprise,  dépose  ses 
voiles,  comme  une  Diane  au  bain  découvre 
à  la  solitude  les  charmes  qu'elle  cache  au 
monde.  Quand  bien  même  elle  s'apercevrait 
de  votre  présence,  elle  n'est  pas  cruelle  et 
prude  comme  la  virginale  chasseresse,  et 
vous  ne  courrez  nul  risque  d'être  changé 
en  cerf  comme  Actéon  et  mangé  par  vos 
chiens,  qui  ne  vous  reconnaîtraient  pas,  orné 
de  celte  ramure  et  couvert  de  ce  pelage 
fauve.  Venez  donc  sans  crainte,  en  prenant 
seulement  garde  de  glisser  sur  les  roches 
tapissées  de  mousses  visqueuses. 

Le  ravin  s'enfonce  en  pentes  rapides.  Des 
végétations  ébouriffées,  des  arbustes,  des 
broussailles  et  des  arbres  se  penchent  sur 
ses  bords,  où  ils  se  retiennent  par  leurs 
racines  pittoresquement  contournées.  De  la 


ELLE    ENTRE    AU    BAIN  131 

terre  déchirée  saillent,  à  travers  des  tons 
d'ocre,  des  roches  grisâtres  de  formes  bi- 
zarres. 

Dans  le  fond  murmure,  se  plissant  aux 
pierres  et  aux  cailloux,  le  ruisseau  qui  peu 
à  peu  a  creusé  le  ravin  et  pratiqué  à  la  sur- 
face du  sol  cet  étroit  vallon  rempli  d'ombre 
et  de  fraîcheur.  Des  quartiers  de  roche,  qui 
ont  roulé  du  haut  de  la  berge,  parfois  obs- 
truent le  courant  et  l'obligent  à  de  petites 
cascades,  à  des  mutineries  d'écume  qui 
s'apaisent  un  peu  plus  loin  quand  la  place 
est  plus  large.  Alors  l'eau  tranquillisée 
s'étale  comme  une  mince  plaque  de  verre 
sur  le  fin  gravier,  dont  elle  laisse  voir  tous 
les  détails,  ne  manifestant  sa  présence  que 
par  un  mince  filet  argenté  brillant  au  con- 
tact de  la  rive. 

Aux  endroits  plus  creux,  verdissent  des 
forêts  de  cresson  submergées  et  luisent  des 
blancheurs  de  sable,  qui  font  penser  au 
corps  nacré  d'une  ondine  nageant  entre  deux 
eaux» 


132  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

Mille  accidents  dont  un  peintre  ferait  son 
profit  varient  le  cours  de  cette  source  igno- 
rée, qui  n'a  pas  même  de  nom  ;  ici,  un 
tronc  d'arbre  tombé  lui  fait  un  pont,  là, 
une  branche  courbée  égratignant  l'eau  sem- 
ble pêcher  à  la  ligne;  plus  loin,  une  touffe 
de  glaïeuls  hérisse  ses  feuilles  aiguës;  des 
vergiss-meinnicht  regardent  de  leurs  yeux 
de  turquoise  couler  le  flot  limpide.  Une 
pierre  penchée  de  la  rive  sur  le  courant 
prend  la  silhouette  d'un  animal  qui  boit  ;  une 
racine  s'y  glisse  comme  une  couleuvre,  des 
herbes  y  laissent  pendre  comme  des  naïades 
leurs  humides  chevelures,  et  sautant  do 
branche  en  branche,  un  rayon  de  soleil 
perdu  y  brise  sa  flèche  d'or. 

Suivant  tantôt  une  rive,  tantôt  l'autre, 
selon  le  caprice  du  courant  enjambé  au 
moyen  de  blocs  de  pierre  disséminés  çà  et 
là,  vous  arrivez  enfin  à  l'endroit  où  se 
termine  le  ravin  par  une  sorte  de  petit 
cirque. 
La  paroi  s'élève  presque  verticale  sous  un 


ELLE    ENTRE    AU    BAIN  133 

manteau  de  ronces,  de  pariétaires,  de  saxi- 
frages, de  fontinalcs,  de  lampourdes,  de 
lierres  emmêlant  leurs  longs  rameaux  flexi- 
bles, et  faisant  contraster  la  variété  de 
leurs  verdures  frappées  par  la  lumière. 

Venue  de  plus  haut  et  de  plus  loin,  la 
source  tombe  du  sommet  de  cette  muraille, 
si  richement  brodée  de  végétations,  en  filets 
de  cristal  qui  se  brisent  sur  les  anfractuo- 
sités  de  la  roche,  sur  les  réseaux  des  bran- 
ches, les  feuilles  des  ronces  et  des  plantes, 
qu'elle  inonde  d'une  pluie  de  diamants  ;  puis 
elle  rejaillit  par  une  seconde  chute,  tendant 
au  seuil  d'une  grotte  sombre  ouverte  au  bas 
du  rocher,  comme  les  cordes  d'argent  d'une 
harpe,  ses  longues  lanières  transparentes. 

Dans  le  bassin,  bordé  dejoncs  et  de  prêles, 
l'eau  clapote  sous  les  gouttes  qui  tombent, 
lançant  des  éclaboussures  du  blanc  le 
plus  vif,  et  arrondit  des  cercles  qui  vont; 
s'élargissant  avec  un  tremblotement  lumi- 
neux. 

Rien  de  plus  frais  et  de  plus  sauvage  que 

12 


134  J.A   XATl  UE    LllV.y.    ELLE 

ce  petit  gouffre  de  verdure  où  se  précipite 
une  source.  Les  feuilles  lavées  y  brillent 
comme  si  elles  étaient  vernies.  Des  goutt'^- 
icltes  les  diamantent,  et  les  changent  en 
écrins  où  la  lumière  met  ses  iris.  Tout  y  est 
vert,  vivace,  luxuriant,  touffu.  On  sent  que 
c'est  une  des  retraites  aimées  de  la  Nature, 
et  qu'elle  l'a  parée  avec  un  soin  tout  parti- 
culier. 

Mais  cette  grolle,  creusée  mystérieuse- 
ment au  pied  de  ce  rocher,  entre  ces  drape- 
ries de  feuillage  finement  découpées,  qui 
l'encadrent  comme  des  rideaux  de  dentelle, 
qui  l'habite  ?  L'antiquité  y  eût  logé  une 
nymphe,  le  moyen  âge  une  ondine  ou  une 
nixe.  Mais  ce  sont  là  des  êtres  fantastiques, 
enfants  de  l'imagination  humaine  ;  et  la 
Nature,  malgré  ses  féeries  perpétuelles,  est 
réaliste  et  ne  donne  pas  dans  ces  chimères. 

L'hôte  qu'abrite  ce  rustique  palais  était 
absent.  Le  voici  qui  rentre  :  fluet,  souple, 
furtif,  allongé  sur  le  ventre,  la  tête  basse^ 
il  traverse  la  berge  séparant  la  grotte  du 


ELtE    ENTRE    AU    lî.VIX  135 

bassin  où  trempe  encore  à  demi  sa  queue.  Sa 
fourrure  est  brune,  moirée  et  douce  à  l'œil 
comme  du  velours.  Plus  heureux  que  les 
Parisiens,  dupés  par  le  narquois  paysan  de 
Balzac,  vous  avez  vu  une  loutre,  —  car  c'en  est 
une  —  et  sans  avoir  donné  vingt  francs,  pour 
cela,  au  père  Fourchon  et  à  Mouche,  son 
acolyte. 

La  loutre  est  la  châtelaine  de  ce  burg 
aquatique.  Elle  a  droit  de  pêcher  sur  ce  vi- 
vier et  sur  la  rivière  qui  en  découle.  Tout 
ce  vallon,  si  bien  caché  et  qu'on  ne  devine- 
rait pas, —  aucun  chemin  n'y  conduit, —  est 
son  domaine.  Pour  attendre  sa  proie,  elle 
n'a  besoin  ni  de  nasses,  ni  de  filets,  ni  d'ha- 
meçons, ni  d'amorces,  ni  d'aucun  de  ces 
engins  qu'on  vend  sur  le  quai  de  l'École. 
Elle  plonge  mieux  que  les  pêcheurs  de  perles 
de  la  côte  de  Coromandel,  et  quoique  forcée 
de  temps  en  temps  de  revenir  à  la  surface, 
où  sa  présence  se  trahit  par  des  bulles  d'air, 
elle  a  l'haleine  longue.  Se  coulant  sous  l'eau 
avec  précaution,  sans   en  faire  jaillir  une 


186  LA    XATCllK    CHEZ    ELLE 

goutte,  elle  va  trouver  le  poisson  chez  lui. 
La  truite  est  toute  surprise  de  se  trouver 
nez  à  nez  avec  ce  chasseur  au  fond  de  la 
rivière  ;  les  perches  essaient  vainement  de 
fuir  en  hérissant  les  dards  de  leurs  nageoi- 
res; la  loutre  les  happe  subtilement,  leur 
enfonce  dans  les  flancs  ses  dents  aiguës, 
pareilles  à  des  arêtes,  remonte  au-dessus  de 
l'eau,  les  tient  un  moment  en  l'air  pour  les 
étouffer  et  les  jette  sur  la  rive. 

C'est  un  animal  délicat  que  la  loutre  et  un 
fin  connaisseur  en  poisson  ;  tous  ne  lui  con- 
viennent pas  :  elle  en  abandonne  beaucoup 
après  un  premier  coup  de  dent,  leur  trou- 
vant sans  doute  un  défaut  dont  les  gour- 
mets les  plus  experts  ne  s'apercevraient  pas, 
et  ce  goût  dédaigneux  fait  parfois  découvrir 
sa  retraite  entourée  de  débris. 

Quelle  gracieuse  et  charmante  bète,  on-    f 
duleuse  comme  l'eau,  souple  comme  le  chat, 
avec  sa  tête  aux  courtes  oreilles,  aux  yeux 
intelligents   et  clairs,    et  sa  robe    de    ve- 
ours  tanné,  si  soyeuse  et  si  douce,  dont  les 


ik 


KLLK    ENTUi:    AU    IJ.VIX  187 

épiciers,  ces  barbares  !  se  faisaient  des  cas- 
quettes, au  lieu  de  la  laisser  sur  le  dos  de 
l'animal  à  qui  elle  seyait  si  bien  !  On  estime 
à  quatre  mille  la  destruction  annuelle  des 
loutres  en  France.  Massacre  déplorable  et 
stupide,  car  il  serait  bien  facile  à  Thomme 
de  se  faire  un  auxiliaire  de  ce  prétendu  en- 
nemi, dont  la  tête  est  mise  à  prix  comme 
celle  d'un  malfaiteur. 

Toussenel,  le  grand  connaisseur  en  fait 
d'animaux,  le  poète  lyrique  de  la  zoologie 
passionnelle,  parle  de  la  loutre  avec  en- 
thousiasme, en  déplorant  la  proscription  im- 
bécile dont  elle  est  l'objet  : 
.  «  Encore  si  la  loutre  avait  refusé  une 
seule  fois  de  prêter  son  concours  à  l'homme 
quand  on  l'en  a  requise  ;  mais  c'est  qu'au 
contraire  elle  est  heureuse  de  mettre  toutes 
ses  brillantes  facultés  pour  la  pêche  au  ser- 
vice de  l'homme.  Prenez  une  jeune  loutre, 
une  loutre  à  la  mamelle,  soyez  aimable  et 
caressant  pour  elle  comme  vous  l'êtes  pour 
vos  chiens,   et  au    bout  do   deux   ou  trois 

^4 


138  LA    XATTJRTÎ    riIEZ    KTJ.E 

mois  elle  vous  chérira  de  la  même  affeclion 

qu'un  cpagncul  ;  elle  vous  accompagnera 
partout,  elle  gémira  de  voire  absence,  elle 
saluera  votre  retour  de  trépignements  d'al- 
légresse ;  et  quand  vous  l'aurez  tenue  quel- 
que temps  au  régime  exclusif  de  la  viande 
de  boucherie,  quand  vous  lui  aurez  fait 
comprendre  la  supériorité  de  cet  aliment 
sur  le  poisson,  elle  n'en  voudra  plus  d'autre. 
Vous  la  prierez  d'aller  vous  chercher  dans 
le  vivier  où  la  rivière  voisine  un  pois- 
son respectable  ;  elle  s'y  précipitera,  tête 
baissée,  et  au  bout  de  quelques  minutes 
elle  vous  rapportera  la  pièce  demandée. 
Vous  aurez  soin  seulement  de  tenir  en  ré- 
serve, pour  chacune  de  ces  occasions  et  pour 
stimuler  son  ardeur,  une  légère  tranche  de 
gigot  dont  vous  lui  ferez  cadeau  au  moment 
où  elle  déposera  son  butin  à  vos  pieds.  Ce 
n'est  pas  plus  difficile.  J'ai  vu  autrefois,  à 
Verdun-sur-Oise,  une  loutre  ainsi  dressée, 
qui  faisait  le  bonheur  de  son  maître  et  l'ad- 
miration des  amateurs.  » 


ELLE    EXTIÎE    ATT    haTN'  IaD 

Tout  le  monde  connaît  l'auteur  de  VEsprit 
des  bêles;  son  livre  charmant,  qui  pourrait 
avoir  pour  sous-litre  :  la  Bêtise  des  hommes^ 
raconte  l'intéressante  histoire  de  la  loutre 
du  roi  de  Pologne,  Casimir,  dont  l'adresse 
merveilleuse  excita  longtemps  Tenvie  de 
tous  les  barbets  de  la  cour,  et  «  qu'un  sol- 
dat de  malheur  assassina  un  joui'  pour  en 
faire  un  manchon  à  sa  payse.  » 

Les  Chinois,  qui  ne  sont  pas  si  magots 
qu'ils  en  ont  l'air,  ont  su  se  rallier  ce  gentil 
animal.  Leur  vénerie  aquatique  est  complète. 
Ils  ont  le  faucon  d'eau  dans  le  cormoran  et 
le  chien  de  poche  dans  la  loutre.  Sur  le 
fleuve  Jaune,  une  loutre  bien  dressée  se 
vend  jusqu'à  mille  francs,  et  ce  n'est  pas 
trop  cher  pour  les  services  qu'elle  rend  à 
son  maître. 

En  attendant  que  l'homme  se  ravise,  ce 
qui  n'est  guère  probable,  vu  qu'il  s'éloigne 
chaque  jour  de  la  Nature,  dont  le  sens  pa- 
raît s'oblitérer  chez  lui,  ne  te  hasarde  pas, 
gentille  loutre,  hors  de  ce   ravin  solitaire. 


140  LA   NATdUK    CHi:/    ELLF. 

9 

Vis  là  dans  une  retraite  absolue  ;  tapis-loi 
bien  dans  ta  grotte  profonde,  que  semble 
défendre  une  herse  de  cristal  ;  au  moindre 
bruit,  plonge  sous  l'eau  et  ne  reparais  que 
bien  loin,  lorsque  la  respiration  te  man- 
quera, à  l'abri  de  ces  racines  d'arbres  sous 
lesquelles  la  berge  se  creuse  ;  fuis  le  bour- 
reau de  la  création,  vers  qui  ta  sympathie 
t'entraînerait;  il  ne  serait  pas  sensible  à  tes 
avances,  et  te  tirerait  un  coup  de  fusil  pour 
avoir  ta  peau,  ou  seulement  pour  te  prou- 
ver son  adresse. 

Nous  ne  reviendrons  plus  dans  ce  ravin 
pittoresque,  si  propice  à  la  rêverie,  de  peur 
d'en  apprendre  l'existence  aux  chasseurs 
méchants,  aux  enfants  cruels  et  aux  bracon- 
niers qui  te  dresseraient  des  pièges.  Sois 
tranquille  ;  nous  ne  te  trahirons  pas  et  nous 
garderons  fidèlement  ton  secret.  Nous  n'a- 
vons aucune  envie  de  toucher  la  prime. 

C'est  à  regret  que  nous  quittons  cet  asile 
de  paix  et  de  fraîcheur,  où  l'on  se  sent  si 
loin  des  soucis  et  de  l'aeritation  de  la  ville. 


ELLE    ENTUI';    AU    15 AIN  141 

Le  moindre  objet  suffit  à  l'observateur,  et 
l'on  pourrait  s'occuper  toute  une  longue  jour- 
née à  regarder  sur  le  bord  du  chemin  celte 
plante  sur  laquelle  se  promène  gravement  un 
colimaçon  et  qu'entoure  un  monde  bourdon- 
nant d'insectes.  Il  peut  dire,  celui-là, 
comme  Bias  :  «  Je  porte  tout  avec  moi.  »  Sa 
maison  de  nacre,  formant  une  gracieuse  spi- 
lale  qui  rappelle  la  coiffure  de  Jupiter  Am- 
mon,  adhère  à  son  dos  :  il  lui  est  loisible 
d'en  sortir  à  moitié  ou  d'y  rentrer  tout  à 
fait,  et  il  faut  qu'il  aille  en  visite  avec  sa 
demeure  sur  les  épaules.  Du  reste,  sa  co- 
quille ne  paraît  pas  le  gêner,  et  il  s'avance 
le  long  de  la  branche,  pressentant  le  che- 
min de  ses  tentacules,  qui  s'allongent  et  se 
raccourcissent  comme  des  télescopes.  Lais- 
sant derrière  lui  la  traînée  d'argent  de  sa 
bave,  il  rampe  insoucieux  du  bupreste  et  de 
la  cicindèle. 


CHAPITRE  IX 


LA   TABLE   EST  SERVIE 


L'Été,  le  couvert  est  toujours  mis,  et  la 
Nature  traite  son  monde  avec  magnificence, 
pour  le  dédommager  des  privations  de  l'Hi- 
ver, oi^i  son  buffet  est  peu  garni.  Elle  convie 
au  festin  les  grands  et  les  petits,  les  su- 
perbes et  les  humbles,  ceux  qui  rampent  et 
ceux  qui  volent.  Chacun  a  son  plat  favoi'i, 
comme  un  hùle  habituel  de  la  maison  dont 
on  connaît  le  goût.  Ceux  qui  viennent  tard  ne 
sont  pas  moins  bien  reçus  que  les  premiers 
arrivés  ;  on  se  serre  un  peu  pour  leur  faire 
place  à  la  table,  et  la  maxime  «  Tardé 
vcnientibus  ossa  s  n'est  pas  pratiquée  dans 
cette  demeure  hospitalière  et  seigneuriale. 

Si  parfois,  pendant  la  froide  saison,  la 
Nature  a  pu  sembler  une  marâtre  à  ses  en- 


LA   TABLE    EST    SERVIE  143 

fanlSj  les  beaux  jours  revenus,  on  voit  bien 
qu'elle  était  forcée,  bien  malgré  elle,  à  l'épar- 
gne par  la  dureté  des  temps,  et  fâchée  au 
fond  de  son  cœur  de  mettre  ses  chers  petits 
à  la  portion  congrue.  La  bonne  et  tendre 
mère  universelle  reparaît  dans  toute  sa 
généreuse  effusion,  pressant  sur  sa  poitrine 
tous  ceux  qui  ont  faim,  avec  le  mouvement 
sublime  de  la  Charité,  d'André  del  Sarte. 

Voyez  ce  buisson  de  ronces.  C'est  un  ban- 
quet de  cent  couverts,  et  la  joie  est  grande 
parmi  les  convives,  car  ils  savent  qu'ils 
n'ont  pas  de  note  à  payer;  le  quart  d'heure 
de  Rabelais  n'existe  pas  pour  eux.  Ils  sont 
venus  de  tous  les  coins  du  ciel,  gais,  pim- 
pants, avec  des  cris  d'allégresse,  avec  grand 
appétit.  Sous  les  feuilles  s'arrondissent, 
comme  des  grenats-cabochons,  les  baies  des 
mûriers  sauvages,  et  brillent  les  fruits 
rouges  de  l'épine-vinette,  encore  un  peu 
acide;  mais  comme  les  mûres  sont  déjà  ju- 
teuses et  sucrées,  pleines  d'une  pourpre  qui 
noircit  les   lèvres  des  jeunes  filles   gour- 


144  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

mandes!  —  La  fauvette,  qui  aime  les  dou- 
ceurs,   s'en    donne    à    bec     que    veux-tu, 
comme  un  enfant  laissé  libre  dans  une  con- 
fiserie.   Bien   d'autres  petits  gourmets  em- 
plumés  imitent  la  fauvette.   Ils  vont,  vien- 
nent, sautillent,  se   trémoussent,   palpitent 
des  ailes,  essaient  telle  baie,  puis  telle  autre. 
Celle-ci  est  trop  mûre,  elle  a  un  coup  de  feu 
de  soleil;  celle-là  ne  l'est  pas  assez  :  «  Ils 
sont  trop  verts  et  bon  pour  des  goujats,  » 
comme  les  raisins  du  Renard,  disent  les  oi- 
seaux, qui  connaissent  leur  La  Fontaine.  Ils 
entament   beaucoup  de  mûres,   les  insou- 
ciants prodigues  !  Ils  chipotent,  ils  gâchent 
ils  metlent  le  dessert  au  pillage,  éparpillant 
les  mets  à  droite  et  à  gauche,  et  faisant  un 
dégât  énorme,  sans  penser  au  déjeûner  du 
lendemain;  et  quand  ils  se  sont  bien  repus, 
ils  se  grisent  d'un  petit  verre  de  rosée  pris 
dans  le  calice  d'une  clochette.  Le  Magnifique 
de  Venise,  buvant  du  vin  de   la  Comman- 
derie  dans  sa  frêle  coupe  de  Murano,  n'était 
pas  mieux  servi  que  l'oiseau  ayant  pris  son 


LA   TABLE    EST    SERVIE  145 

verre  au  dressoir  de  la  Nature;  et,  à  coup 
sûr,  il  dînait  moins  joyeusement,  quoique 
sa  salle  à  manger,  au  plafond  doré,  eût  pour 
dessus  de  porte  des  Titien,  des  Bonifazzio, 
des  Tintoret  et  des  Paris  Bordone.  Mais 
Toiseau  ne  craint  pas  d'être  cité  au  conseil 
des  Dix. 

Les  oiseaux  ne  sont  pas  les  seuls  invi- 
tés; les  papillons  sont  aussi  de  la  fêle:  il  y  a 
du  miel  pour  eux  dans  le  nectare  des  liserons 
et  des  fleurs  grimpantes  qui  s'attachent  aux 
haies.  Pour  la  solennité,  ils  ont  revêtu  leurs 
plus  beaux  habits,  faits  en  étoffes  près  des- 
quelles le  brocart,  le  velours,  le  satin,  la 
moire,  ne  sont  que  des  tissus  grossiers,  et 
plus  rudes  que  la  toile  d'emballage.  La  pour- 
pre, l'or,  l'azur,  le  jaune  soufre,  les  couleurs 
les  plus  tendres  et  les  plus  éclatantes  diaprent 
leurs  ailes  veloutées.  Leurs  yeux  brillent 
plus  que  les  pierres  précieuses,  et  le  moin- 
dre détail  de  leur  toilette  est  une  merveille 
de  luxe  et  de  goût.  Nui  coloriste  n'a  pu 
inventer    une    si   licliu   jjalottc.    La  paiotlc 

13 


146  L.V    NATUHE    CHEZ    ELLE 

transparente  de  Tarliste  verrier  n'en  ap- 
proche même  pas.  On  dirait  des  fleurs  qui 
volent. 

Ils  se  cherchent  et  s'évitent  avec  une 
vivacité  folâtre,  faisant  décrire  des  zigzags 
à  leur  vol  inégal.  La  galanterie  les  occupe 
plus  que  la  gourmandise.  Les  papillons  ne 
sont  pas  grands  mane-eurs  ;  parvenus  à  leur 
dernière  et  radieuse  métamorphose,  ils  ne 
vivent  plus  que  pour  l'amour.  Ils  ont  laissé, 
avec  la  peau  de  la  chenille,  les  instincts 
grossiers  et  voraces.  Une  perle  de  rosée, 
une  larme  de  miel  leur  suffit;  leur  vie 
rapide  s'enivre  et  se  soutient  de  parfums,  de 
soleil  et  d'air  pur.  Ils  ont  la  légèreté  de 
l'âme,  dont  ils  sont  le  symbole. 

Dans  toute  société,  si  choisie  qu'elle  soit, 
il  se  glisse  toujours  des  êtres  désagréables  et 
subalternes  :  des  parents  pauvres,  d'anciens 
amis  de  collège  qui  ont  mal  tourné  et  affec- 
tent avec  vous  une  familiarité  choquante  ;• 
des  gens  mal  mis  ou  d'un  physique  repous- 
sant, à  qui  Von  n'ose   dire  de  s'en  aller,  et 


I.A    TABI-K    EST    SEllVIIC  147 

qui  font  faire  une  légère  moue  à  la  maîtresse 
de  la  maison.  Il  en  est  de  même  ici.  Certes, 
ce  colimaçon,  qui  s'en  va  bavant  comme  un 
enfant  malpropre  sur  la  nappe  où  le  diner 
est  servi,  n'a  pas  reçu  de  lettre  d'invitation 
et  aurait  bien  fait  de  rester  dans  sa  co- 
quille. Il  n'a  pas  l'usage  du  monde,  évidem- 
ment, car  il  y  a  dons  la  haie  des  oiseaux 
dont  les  oiselles  sont  connues  pour  fort 
coquettes,  et  il  fait  des  cornes  à  ces  pauvres 
maris,  ce  qui  est  d'un  goût  détestable,  bon 
seulement  pour  Molière  et  l'illustre  Gaudis- 
sart.  On  a  beau  lui  faire  signe,  il  ne  lient 
compte  de  rien  et  continue  sa  plaisanterie 
d'ancien  répertoire.  C'est  à  lui  casser,  à 
coups  de  bec,  sa  coque  sur  le  dos.  Il  souille 
tout  ce  qu'il  touche,  et  personne  ne  voudrait 
d'une  mûre  qu'en  passant  il  aurait  argentée 
de  sa  glu.  Mais  la  Nature,  qui  n'a  pas  de 
ces  dégoûts  de  petite  maîtresse,  lui  fait  bon 
accueil  et  le  laisse  se  repaître  de  feuilles  à 
son  appétit. 

L'araignée   est  venue   aussi,    un   pauvre 


148  LA.   N/TURE    CHEZ    ELLE 

être  répulsif  qu  inspire  une  horreur  géné- 
rale, qu'on  écrase  sons  le  pied  quand  on  la 
rencontre,  et  que  gobent  les  astronomes  et 
les  rossignols,  les  uns  par  friandise  pure, 
comme  une  pastille  à  la  menthe,  les  autres 
par  régime  de  ténors  pour  se  purger  et  se 
tenir  la  voix  claire.  Elle  n'est  pas  belle,  il 
faut  l'avouer,  avec  ses  huit  yeux,  ses  huit 
pattes,  son  corsage  maigre  et  son  ventre 
énorme  comm.e  celui  d'un  hydropique,  et 
qui  n'a  nullement  la  gaieté  d'un  ventre  de 
Silène.  La  laideur  de  la  forme  n'est  pas  pal- 
liée par  la  beauté  de  la  couleur,  d'un  gris 
terne  et  sale  comme  la  poussière  qui  se 
tamise  dans  les  chambres  inhabitées.  Ses 
mouvements  même,  d'une  brusquerie  fié- 
vreuse, où  se  trahissent  l'avidité  et  la  peur, 
causent  un  effroi  instinctif.  Elle  vit  triste, 
solitaire,  inquiète,  incertaine  du  dîner  et  du 
souper;  car  elle  ne  peut  courir  après  une 
proie  qui  a  des  ailes,  et  il  faut  qu'elle  la 
guette  à  l'affût  dans  son  piège  savamment 
ourdi    et    tiré    de     sa    propre    substance. 


LA    TABLE    EST    SERVIE  149 

Attendre,  toujours  attendre  dans  une  immo- 
bilité impatiente,  à  jeun  depuis  longtemps 
peut-être,  tel  est  le  destin  de  l'araignée. 

Ne  regardez  pas  l'ouvrière,  examinez  l'œu- 
vre :  cette  toile  suspendue  aux  branches  du 
buisson  par  des  câbles  plus  fins  qu'un  che- 
veu, et  cependant  composés  de  mille  fils 
tordus  ensemble,  n'est-elle  pas  une  mer- 
veille de  science,  d'industrie  e\  d'art? Quelle 
régularité  géométrique  dans  cette  trame  qui 
court  à  travers  la  chaîne,  dont  les  fils  épa- 
nouis en  étoile  partent  d'un  centre  commun  ! 
Quelle  habileté  prodigieuse  il  a  fallu  pour 
tisser  et  nouer  ces  filaments,  si  ténus  que 
l'œil  les  aperçoit  à  peine  !  Nulle  dentelle, 
nul  filet,  nul  ouvrage  de  mailles  n'égale  en 
délicatesse  cette  toile,  qu'emporte  dédai- 
gneusement le  balai  ou  l'aile  de  l'oiseau, 
selon  qu'elle  est  attachée  à  l'angle  d'une 
chambre  ou  à  la  fourche  d'une  branche.  On 
admire,  au  front  des  cathédrales,  les  roses 
gothiques  dans  leurs  réseaux  de  nervures  ; 
mais  que  cela  est  grossier  à  côté  de  la  ro- 

13. 


150  LA  natupe  ctif.z  elt.e 

sace  aérienne  de  ce  misérable  insecte,  objot 
de  tant  d'aversions  injustes  ! 

L'araignée  est  donc  là  au  centre  de  sa 
toile,  qu'émeut  le  moindre  souffle,  tremblant 
qu'un  de  ces  jolis  messieurs  emplumés,  qu  ^ 
festinent  près  d'elle,  n'ait  la  fantaisie  de 
l'ajouter  à  son  repas  comme  entremets,  ou 
tout  au  moins  ne  s'amuse,  par  pure  fantai- 
sie, comme  un  gamin  en  gaieté,  à  rompre 
ce  lilet  tendu  qu'il  lui  faudra  raccommoder, 
reprendre  maille  par  maille  ou  refaire  en 
entier,  avec  un  nouveau  fil  péniblement 
extrait  de  ses  mamelles  épuisées  ;  car  point 
de  toile,  point  de  mouches,  et  point  de 
mouches,  point  de  toile  ;  c'est-à-dire  la  cer- 
titude de  crever  mélancoliquement  de  faim. 
C'est  un  cercle  fafal  qu'elle  ne  saurait  fran- 
chir. 

Un  bourdon  passe,  rayé  de  fauve  et  de 
noir  comme  Saltabadil  dans  le  Roi  s'amuse. 

C'est  un  vigoureux  compère;  il  a  un  large 
estomac  bien  cuirassé,  un  ventre  rebondi, 
du  poil  sur    les  tarses    comme    un    Milon 


LA    TABLE    EST    SERVIE  151 

de  Crolone.  Dans  rarinée  des  insectes,  il  a 
rang  d'hoplite,  ce  qui  équivaut  à  cuirassier 
ou  à  carabinier  dans  l'armée  humaine.  II 
vole  pesamment,  mais  sûrement,  avec  un 
ronflement  majestueux. 

C'est  un  bien  gros  morceau  pour  l'arai- 
gnée, qui  cependant  s'est  mise  en  position 
de  combat.  Mais  le  bourdon  heurte  la  toile, 
dont  il  fait  tomber  quelques  gouttelettes  de 
rosée.  Un  peu  plus  il  l'emportait  avec  l'arai- 
gnée, prise  dans  son  propre  filet.  Il  faut  des 
câbles  plus  forts  pour  retenir  ce  Sarason  ailé 
dont  nulle  Dalilah  n'a  coupé  les  cheveux. 

Bientôt  arrive  un  cousin  fier  de  ses  deux 
plumets,  sonnant  de  son  clairon,  tout  joyeux 
du  soleil  et  volant  à  l'étourdie.  Il  se  jette 
dans  le  piège  comme  un  sot.  L'araignée 
accourt  et  tâche  de  l'enferrer  entre  ses  huit 
pattes  et  de  le  garrotter  avec  un  fil  qu'elle 
dévide  autour  de  lui.  Mais  c'est  un  cousin 
de  grande  taille.  Il  fait  vibrer  ses  ailes  aux 
nervures  vigoureuses,  brise  la  li  ame  dont 
on  veut  l'enlacer,  et  dégainant  son  épée  den- 


152  LA.   XATURK    CHEZ    ELLE 

telée  en  scie  il  en  frappe  au  flanc  son  adver- 
saire, forcé  de  lâcher  prise.  Dans  ce  com- 
bat du  cousin  et  de  l'araignée,  autant  d'ha- 
bileté, d'adresse  et  de  courage  que  dans 
la  lutte  applaudie  des  deux  plus  célèbres 
gladiateurs  d'un  cirque  en  présence  d'un 
César. 

Blessé,  traînant  la  jambe,  l'araignée  se 
retire  au  fond  de  son  fort  pour  respirer  un 
peu.  Tout  à  coup,  ô  bonheur  I  la  toile  a 
vibré  sous  un  choc;  les  fils  télégraphiques 
convergeant  au  centre  ont  averti  la  pauvre 
bête  affamée  qu'une  mouche  venait  de  se 
prendre.  Elle  s'élance,  et  le  duel  n'est  pas 
long;  la  mouche  se  débat  quelques  secon- 
des, l'araignée  a  déjeuné  enfin  ! 

Sans  doute  la  mouche  est  à  plaindre;  elle 
avait  bien  son  droit  de  vivre,  et  il  est  dur 
d'expirer,  dans  l'horreur  et  l'effroi,  entre  les 
pattes  d'un  monstre  plus  hideux  que  les 
larves  du  cauchemar.  Mais  que  pensent  de 
notre  mansuétude  les  bœufs  et  les  moutons 
qui  ont  notre  estomac  pour  cimetière? 


LA    TABLE    EST    SERVIE  153 

Le  déjeuner  fini,  on  quitte  la  salle  à  man- 
ger et  l'on  passe  au  salon,  un  fourré  de 
ronces  bien  frais,  bien  ombreux,  arrêtant  le 
soleil  et  laissant  passer  Tair,  aux  jolies  feuilles 
raignonnement  découpées,  aux  longues 
branches  flexueuses,  perchoirs  confortables 
où  la  conversation  se  berce  comme  dans  un 
fauteuil  à  l'américaine.  La  compagnie  est 
nombreuse  :  on  y  voit  le  linot,  le  pinson, 
la  fauvette,  le  chardonneret,  la  grisette,  la 
mésange,  le  rouge-gorge,  le  roitelet,  qui 
causent  entre  eux,  se  racontant  les  nou- 
velles du  bois,  les  petits  scandales  récents.  Il 
y  a  des  galantins  et  des  coquettes,  débitant 
des  madrigaux  et  faisant  de  petites  mines. 
Les  Don  Juans  prennent  leurs  grands  airs 
vainqueurs,  et  les  virtuoses  exécutent  sans 
se  faire  prier  les  morceaux  favoris  du  nou- 
vel opéra.  Leur  chant  jaillit  de  leur  gosier, 
facile  et  sonore  ;  ce  n'est  pas  la  saison  des 
rhumes. 

C'est  un    raout  en   plein  jour,   comme  il 
s'en  donne  quelquefois  dans  le  monde  lors- 


]")4  LA   X  A  TURF,    <'HE/    FJ.LE 

que  la  maîtresse  de  la  maison  est  jeune  et 
jolie,  et  tient  à  démasquer  les  artifices  de 
maquillage  de  ses  rivales.  Mais  nulle  des  in- 
vitées n'emploie  la  poudre  de  riz,  le  kliol  et 
le  fard.  Leurs  couleurs  sont  naturelles  :  la 
mésange  à  tête  noire  ne  se  teint  pas  en 
roux  ;  on  ne  voit  pas  que  la  grive  musicienne 
se  pose  une  touche  de  rouge  sous  l'œil 
pour  s'aviver  le  regard  ;  la  fauvette  ne  se 
barbouille  pas  les  pattes  de  blanc  de  perle. 
Les  robes  de  toutes  ces  dames  viennent  d'être 
renouvelées  par  la  mue.  Elles  n'ont  donc 
rien  à  redouter  delà  lumière. 

Quand  on  a  bien  causé,  bien  ri,  bien 
chanté,  bien  sautillé,  chacun  s'en  va,  sans 
qu'il  soit  besoin  qu'un  laquais  crie  dans  le 
vestibule  :  «  La  voiture  de  Monsieur  ou  de 
Madame  est  avancée!  »  En  deux  ou  trois 
coups  d'ailes  l'oiseau  est  rentré  chez  lui  ou 
s'est  transporté  ailleurs,  au  gré  de  son  ca- 
price. Il  a,  le  bienheureux  oiseau,  le  privi- 
lège de  l'aile,  qui  le  délie  de  la  terre,  le 
délivre  de  la  pesanteur,  supprime  pour  lui  la 


LA    TABLE    EyT    t^EllME  153 

dislance,  lui  ouvre  tous  les  chemins  du  ciel, 
lui  donne  presque  l'ubiquité  et  le  rend  indé- 
pendant et  libre. 

Pourtant,  quelque  rapide  qu'il  soit,  la 
mort  sait  l'atteindre  au  plus  haut  des  airs 
comme  sous  la  feuillée  la  plus  épaisse.  Au- 
cune retraite  ne  peut  être  cachée  à  la  vieille 
Mab.  Le  pauvre  cher  petit  oiseau  devient 
malade  ;  les  couleurs  de  son  plumage  se 
ternissent  ;  frileusement  ramassé  en  boule,  le 
bec  abaissé  sur  la  poitrine,  les  membranes 
de  l'œil  à  demi-tirées,  comme  si  le  jour  le 
blessait,  se  retenant  avec  peine  à  son  per- 
choir, il  reste  immobile  pendant  de  longues 
heures.  De  temps  à  autre,  il  laisse  échapper 
un  gazouillement  faible,  qui  ressemble  au 
murmure  d'un  rêve  ou  à  la  plainte  d'un  en- 
fant. Puis  il  retombe  dans  son  morne  silence. 
Rien  de  touchant  comme  la  résignation  de 
la  bête  à  l'agonie.  C'est  d'elle  qu'on  peut 
dire  en  toute  vérité,  comme  dans  l'oraison 
funèbre  de  Madame  :  «  Elle  fut  douce  avec 
la  mort.  » 


156  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

Bientôt  un  frémissement  convulsif  l'a- 
gite ;  ses  plumes  se  hérissent  ;  ses  doigts 
armés  d'ongles,  qui  ont  poussé  encore  pen- 
dant la  maladie,  se  détendent,  s'ouvrent  et 
quittent  la  branche.  L'oiseau  si  léger  tombe 
comme  un  plomb  ;  car  rien  ne  rend  plus 
lourd  que  la  mort.  Il  est  là  par  terre,  lui 
habitué  à  l'azur,  parmi  quelques  graminées 
qu'a  déplacées  sa  chute,  étendu  sur  le  dos, 
couché  entre  ses  ailes  désormais  inertes,  le 
bec  demi-ouvert,  l'œil  déjà  terne,  et  les 
pattes  douloureusement  tendues  vers  le 
ciel,  comme  des  mains  dont  la  supplication 
a  été  inutile  et  qui  implorent  toujours. 

Comment  la  nouvelle  de  sa  mort  s'est- 
elle  répandue?  Sa  famille  n'a  pas  envoyé  de 
lettres  de  faire-part,  ce  n'est  pas  l'usage 
chez  les  oiseaux,  et  déjà  toute  la  tribu  des 
fourmis  est  informée  ;  les  mouches  le  savent. 
Les  unes  accourent,  sondant  le  chemin  de 
leurs  antennes,  les  autres  se  hâtent  en 
bourdonnant  et  en  battant  des  ailes,  gaies 
comme  des  héritiers   que   rien   n'oblige   à 


*  LA.   TABLE    EST    SERVIE  157 

l'hypocrisie.  La  Nature,  qui  tire  perpétuel- 
lement la  vie  de  la  mort,  se  répétrit  sans 
cesse  sous  de  nouvelles  formes  ;  l'éternelle 
matière  n'a  pas  une  sensibilité  larmoyante. 

Fourmis  et  mouches  prélèvent  sur  cette 
bonne  aubaine  ce  qui  leur  convient.  La 
fourmi  en  détache  une  parcelle,  la  mouche 
y  dépose  son  œuf,  qui,  plus  tard  devenu 
lai  ve,  trouvera  sa  nourriture  dans  le  petit 
cadavre.  Mais  ce  cadavre  il  ne  peut  rester 
ainsi  sous  la  pure  lumière,  offensant  les 
yeux  et  l'odorat  par  le  spectacle  et  la  putri- 
dité  de  sa  décomposition.  La  mort  a  sa 
pudeur  et  demande  l'ombre  pour  ses  mys- 
tères. Il  faut  donc  que  ce  pauvre  petit 
corps  soit  inhumé  et  rendu  à  la  poussière 
d'où  il  vient.  Toute  forme  brisée  doit  être 
rejetée  au  creuset  pour  se  couler  ensuite 
dans  un  nouveau  moule. 

Avez-vous  remarqué  qu'on  ne  rencontre 
jamais  dans  les  bois  le  cadavre  d'un  ani- 
mal mort  !  Les  rapaces  les  font  disparaître, 
et  la  Nature  a  mille  moyens  de  les  enterrer 

14 


158  LA   NATUllE   CHEZ    ELLE  « 

sans  recourir  à  l'entreprise  des  pompes 
funèbres.  Elle  possède  ses  officiers  de  deuil, 
ses  ensevelisseurs,  ses  croquemorts  et  ses 
fossoyeurs,  aussi  philosophes  que  s'ils 
avaient  dialogué  avec  Hanilet.  C'est  la 
nombreuse  tribu  des  nécrophores  en  cos- 
tume noir,  de  braves  insectes  qui  s'acquit- 
tent avec  conscience  de  cette  mesure  de 
salubrité. 

Ils  arrivent  d'un  pas  grave  et  lent,  comme 
l'exige  la  circonstance,  constatent  le  décès, 
prennent  la  mesure  du  corps,  pinson  ou 
fauvette,  et  commencent  leur  besogne  avec 
méthode.  Ils  fouissent  la  terre  sous  le  ca- 
davre et  font  une  fosse  d'une  régularité  par- 
faite, oîi  il  descend  graduellement  et  sans 
secousse,  soutenu  par  le  dos  des  nécro- 
phores, mieux  que  s'il  était  descendu  avec 
descordes.  Il  s'enfonce  ainsi  comme  s'il  ren- 
trait de  lui-même  au  sein  maternel.  Bientôt 
il  est  au  niveau  du  sol  ;  quelques  minutes 
encore,  et  il  aura  disparu.  Les  nécro- 
phores remontent  et  rejettent  sur  le  corps, 


LA.    TABLE   EST    SEIIVIE  150 

avec  les  pelles  de  leurs  pattes,  la  lerre  qu'ils 
ont  tirée  du  trou  ;  ils  retendent,  ils  la  pié- 
tinent, ils  la  tassent  et  l'égalisent.  Dans 
quelques  jours,  lorsque  la  pluie  aura  fait 
affaisser  la  petite  éminence,  il  sera  bien 
difficile  de  retrouver  la  tombe  de  l'oiseau. 
Déjà  une  vie  sourde  commence  à  fermen- 
ter dans  ce  domaine  de  la  mort  ;  les  œufs 
confiés  se  développent  ;  les  larves  tressail- 
lent confusément.  Chacun,  être  animé  ou 
végétal,  reprend  à  ce  corps  l'élément  dont 
il  a  besoin,  et  bientôt  de  la  poussière  de 
l'oiseau  s'envole  une  mouche  brillante  et 
naît  une  fleur  au  frais  coloris,  au  parfum 
suave. 


CHAPITRE  X 

PRÊTE     A    PRENDRE    CONGE. 

Sortons  un  moment  de  la  forêt.  La  Na- 
ture est  belle  partout,  même  quand  on  y 
sent  la  présence  de  l'homme  ;  d'ailleurs  elle 
n'abdique  jamais  ses  droits.  Dans  ces  blés 
jaunissants,  aux  lourds  épis  plantés  en 
sillons  égaux  qui  sont  produits  par  la  vo- 
lonté laborieuse  du  laboureur,  elle  sème  les 
étoiles  de  lapis  du  bluet  et  les  cocardes 
écarlates  du  coquelicot  :  paillettes  d'azur, 
étincelles  de  flamme,  rompant  à  propos  la 
monotonie  de  ces  longues  bandes  jaunâtres, 
un  peu  ennuyeuses  à  l'œil  malgré  leur  uti- 
lité incontestable.  Decamps,  le  merveilleux 
coloriste,  ne  procédait  pas  autrement  :  il 
peignait  des  points  rouges  et  bleus  dans 
ses  tableaux,  comme  pour  donner  le  la  à  sa 
symphonie  de  tons. 


PRÊTE  A.  PRENDRE  CONGÉ       161 

Ce  n'est  pas  une  fleur  bien  estimée  que 
le  bluet;  elle  est  charmante,  mais  ne  coûte 
rien  et  pousse  toute  seule  dans  les  champs. 
Les  enfants  s'en  font  des  couronnes  que 
n'eût  pas  dédaignée  Glycère,  la  bouque- 
tière d'Athènes,  pour  les  offrir  au  bel  Alci- 
biade  allant  au  banquet  de  Platon.  Le  bluet 
a  le  port  élégant  et  son  éloile  dentelée  sort 
avec  grâce  de  sa  capsule  verte.  S'il  n'a  pas 
de  parfum,  il  possède  le  mérite  de  présen- 
ter un  échantillon  de  bleu  franc,  sans  aucun 
mélange  de  violet,  couleur  dont  la  Nature 
est  excessivement  avare.  Qu'il  faisait  bien, 
semé  en  bouquets  sur  les  draps  blancs  ten- 
dus au  passage  des  processions,  lorsque 
Dieu  pouvait  encore  sortir  de  chez  lui  et 
que  sa  fête  était  publique  !  Qui  sied  mieux 
sur  un  chapeau  de  paille  que  deux  ou  trois 
bluets  relevés  d'un  coquelicot  et  mêlés  aux 
longues  barbes  de  quelques  épis  ?  Nous 
aimons  cette  honnête  fleur  rustique  que 
rejette  co;nme  trop  commune  la  coquetterie 
dédaigneuse  des  petites  dames,  et  qui  pare 

14. 


10)2  LA    NATURE    CHEZ    ELT^E 

si  bien  le  front  ingénu  d'une  vierge  de 
quinze  ans.  A  son  aspect,  le  refrain  de  la 
ballade  de  Victor  Hugo,  dans  les  Orienlales, 
nous  voltige  involontairement  sur  les  lèvres  : 

Allez,  allez,  ô  jeunes  filles  ! 
Cueillir  des  bluets  dans  les  blés. 

Le  bluet  semble  se  plaire  avec  le  blé  et 
se  mêler  volontiers  à  la  couronne  de  Cérès. 
Notre  mémoire  ne  nous  rappelle  pas  de 
bluet  hors  des  moissons.  Nous  n'en  avons 
jamais  vu  ni  dans  les  bois  ni  sur  le  bord 
des  chemins.  Le  coquelicot,  lui,  est  beau- 
coup plus  vagabond  ;  ses  graines  légères 
volent  partout.  Le  chemin  de  fer  même  ne 
Teffraie  pas  ;  il  pousse  sur  la  crête  des  rem- 
blais et  jusqu'entre  les  rails,  où  ses  fleurs 
rouges  ressemblent  à  des  parcelles  de  braise 
échappées  au  cendrier  de  la  locomotive. 

Au-dessus  de  ces  épis  et  de  ses  fleurs  vole 
l'alouette  des  champs,  qui  aime  aussi  les 
sillons,  où  elle  fait  son  nid  sur  une  motte  de 
terre,  dédaignant  les  arbres  et  les  buissons 


PRÊTE    A   PnEX[>i:E    rONGÉ  103 

comme  trop  sauvages.  C'est  un  charmant 
oiseau  que  l'alouette  avec  son  dos  brun  et 
son  ventre  d'un  blanc  moucheté,  gai,  alerte 
peu  farouche,  toujours  prêt  à  chanter.  Ce 
gentil  oiseau  a,  dit-on,  le  caractère  fran- 
çais, et  César  donna  le  nom  de  Légion  de 
l'Alouette  à  un  corps  de  Gaulois  adjoint  à 
l'armée  romaine,  pour  son  humeur  vive 
et  franche. 

L'alouette  se  réjouit  dans  la  clarté  et  elle 
monte  verticalement,  à  des  hauteurs  prodi- 
gieuses pour  une  si  petite  aile,  comme  si 
elle  voulait  se  perdre  au  fond  de  l'azur.  La 
lumière  l'attire  et  elle  y  tend  d'un  essor  in- 
fatigable; enivrée  de  la  splendeur  du  ciel, 
elle  chante  à  plein  gosier  son  joyeux  tirely, 
que  Ronsard  s'est  en  vain  efforcé  de  rendre 
par  des  onomatopées  bizarres,  dans  sa  fa- 
meuse chanson,  trop  vantée  par  la  Pléïade. 
H  y  a  longtemps  qu'on  ne  la  voit  plus,  qu'on 
entend  encore  sa  note  vibrante  et  claire. 
Puis,  bientôt,  le  point  tout  à  l'heure  effacé 
reparaît,  devient  plus  distinct.  Là  haut,  tout 


104  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

au  fond  du  ciel,  près  des  portes  du  paradis 
où  la  légende  veut  qu'elle  fasse  un  bout  de 
causette  avec  saint  Pierre,  un  souvenir  lui 
vient  soudain  au  cœnr  et  la  fait  redescendre 
ici-bas.  Elle  pense  à  sa  tendre  femelle,  à 
ses  chers  petits,  et  le  désir  de  se  retrou- 
ver près  d'eux  est  si  vif,  qu'elle  se  laisse 
tomber  comme  une  balle  de  plomb  ;  et 
quand  elle  a  vu  que  tout  va  bien,  que  l'oise- 
leur n'a  pas  découvert  le  nid  de  la  famille, 
quelle  a  échangé  quelques  mots  avec  sa 
couvée  déjà  grandelette,  elle  s'élève  de 
nouveau  comme  une  fusée  et  reprend  son 
chant  avec  un  entrain  inépuisable. 

C'est  elle,  la  messagère  du  matin,  que 
Shakespeare  a  chargé?  d'avertir  Roméo  de 
l'approche  dangereuse  du  jour  ;  et  Juliette 
a  beau  dire  :  «  C'est  le  rossignol  qui  toutes 
les  nuits  chante,  là-bas,  sur  le  grenadier, 
et  non  l'alouette,  »  il  faut  que  le  beau  jeune 
homme,  bien  à  regret,  enjambe  le  balcon. 
Mais  pourquoi  la  fdle  de  Capulet,  lançant  à 
l'oiseau  matinal  quelques  malédictions  d'à- 


PRÊTE  A  PRENDRE  CONGÉ       165 

moiireuse,  ajoute-t-elle  cette  phrase  bizarre 
et  mystérieuse  :  «:  On  dit  que  l'alouette  et 
le  crapaud  on  changé  d'yeux.  Oh  !  que 
n'ont-ils  aussi  changé  de  voix,  puisque 
cette  voix  nous  arrache  effarés  l'un  à 
l'autre,  et  te  chasse  d'ici  par  un  hourvari 
matinal,  d 

A  quelle  légende  populaire  ces  paroles 
obscures  font-elles  allusion?  Nous  n'avons 
jamais  entendu  parler  de  ce  troc  d'yeux 
entre  le  hideux  batracien  et  le  charmant 
oiseau,  et  la  note  de  Warburton  n'éclaircit 
pas  du  tout  ce  passage  singulier. 

L'alouette  aime  la  lumière  et  y  vole. 
L'homme  abuse  de  ce  noble  élan  pour  la 
prendre  ;  il  fait  étinceier  devant  elle  un  piège 
tournant,  constellé  de  petits  fragments  de 
glace.  Elle  vient,  elle  accourt,  les  ailes  pal- 
pitantes... pour  s'y  mirer,  disent  les  mau- 
vaises langues,  car  elle  a  un  peu  de  coquet- 
terie, sans  cela  elle  ne  serait  pas  si  Française, 
mais  c'est  une  pure  calomnie.  C'est  le  rayon 
qui  la  fascine  ;  elle  y  va,  comme  la  nuit  elle 


160  LA    NATURE    CTTEZ    ET.LF- 

vole  à  la  flamme  qu'on  fait  perfidement 
briller. 

Étourdie  de  l'éclat,  elle  tourbillonne  au- 
tour du  braconnier  et  tombe  sous  les 
coups  d'une  raquette  de  bois,  faite  à  peu 
près  comme  un  battoir.  Triste  fin  pour  une 
si  aimable  et  si  gentille  cantatrice  ! 

Les  pauvres  oiseaux  ainsi  assassinés  se 
vendent  au  marché  sous  le  nom  de  mau- 
vietles,  —  deux  bouchées  de  chair  à  peine  ! 
—  Ils  ont  pour  linceul  une  barde  de  lard,  et 
la  croûte  d'un  pâté  leur  sert  de  tombeau  ! 

Le  soleil  laisse  tomber  d'aplomb  ses 
lueurs  enflammées.  Le  jour  trop  ardent  et 
trop  cru  éblouit  les  yeux.  Le  silence  de  midi 
règne  dans  les  caiiipagnes  ;  les  oiseaux  se 
taisent  et  se  tiennent  à  l'abri  ;  c'est  à  peine 
si  la  cigale  a  la  force  de  répéter  son  cri 
strident,  tant  est  lourd  l'accablement  des 
heures  brûlantes.  L'herbe  surchauffée  luit 
et  glisse  sous  le  pied.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux 
à  faire,  c'est  de  retourner  à  la  forêt,  par  ce 
vague  sentier  que  les  chasseurs   appellent 


» 


PUÊTE    A    PllENDRE    CONGÉ  167 

«  une  passée  de  gibier,  »  reconnaissable 
seulement  à  quelques  branches  rompues  dans 
le  taillis,  à  quelques  brins  d'herbe  foulés  dans 
le  gazon.  Suivons-le  en  toute  confiance  ;  il 
nous  mènera  plus  loin  que  ne  vont  les  pieds 
des  promeneurs,  amis  des  grandes  allées 
battues  et  des  carrefours  de  chasse  où  s'é- 
lève d'ordinaire  un  obélisque  de  grès  gros- 
sièrement taillé  et   surmonté   d'une  boule. 

C'est  le  sanctuaire  même  du  bois,  la  for- 
leresse  où  se  retirent  les  animaux. 

Nous  voici  arrivé,  après  raille  détours,  la 
figure  parfois  cinglée  par  les  branches  que 
notre  passage  déplace,  les  pieds  retenus 
par  les  racines  qui  traversent  l'étroit  sentier 
comme  des  couleuvres,  à  un  endroit  de  la 
forêt  un  peu  moins  touffu,  à  une  espèce  de 
clairière  qu'ouvre  un  ruisseau  qui  coule  à 
travers  les  bois,  et  où  viennent  se  désallé- 
rer  les  cerfs,  les  daims,  les  chevreuils,  les 
renardSj  les  geais,  les  pies,  les  loriots,  et 
toute  cette  population  de  poil  et  de  plume 
qu'alarme  l'aspect  de  l'homme. 


168  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

Les  grands  arbres  montent  droits  et  pres- 
sés, le  pied  dans  la  mousse,  la  cime  dans 
le  ciel,  couverts  d'un  vigoureux  feuillage 
un  peu  sombre  déjà,  com.me  à  la  fm  de 
Tété,  lorsque  depuis  longtemps  les  nuances 
blondes  de  mai  ont  disparu,  et  qu'Octobre 
prépare  sa  palette  riche  en  tons  d'ocre,  de 
safran  et  de  rouille. 

Heure  sérieuse  et  solennelle,  où  le  paysage 
avec  ses  verdures  poussées  au  noir,  a  l'air 
d'un  tableau  de  Poussin  ou  de  Guaspre, 
comme  on  en  voit  dans  les  salles  à  manger 
d'Italie.  C'est  le  moment  du  style  et  des 
lignes  sévères. 

Un  coup  de  lumière  frappe  les  ébou- 
lements  de  pierrailles,  les  chevelures 
d'herbes,  les  nœuds  de  racines  qui  forment 
pittoresquement  la  berge  du  ruisseau,  où  le 
Diogène  d'un  paysage  historique  pourrait 
sans  déroger  puiser  de  l'eau  avec  sa  main. 
La  Nature  a  quelquefois  la  fantaisie  d'être 
classique,  et  ce  n'est  pas  alors  qu'elle  est 
la  moins  belle. 


PHÈTE    A    rUENDKE    CONGÉ  16*J 

Des  Ions  d'ocre,  tachetés  de  quelques  pla- 
ques blanches  ou  verdâlres  dans  le  déchi- 
rement du  petit  ravin  où  Teau  glisse  parmi 
les  cailloux;  les  branches  rompues  et  les 
feuilles  tombées  donnent  un  centre  lumi- 
neux à  ce  tableau  d'une  harmonie  un  peu 
sévère.  Entre  les  cimes  brillent  d'étroites 
échappées  de  ciel,  et  sous  les  branches,  à 
travers  les  interstices  des  arbres,  glissent 
des  reflets  de  jour  lointain.  Sur  ce  fond  de 
verdure  sombre,  une  blancheur  de  marbre 
ne  messiérait  pas,  un  bufcte  de  Pan  taillé  en 
gaine  comme  un  Hermès,  et  autour  duquel 
les  nymphes  danseraient  en  se  tenant  par 
la  main. 

A  défaut  de  cela,  sur  le  haut  de  la  berge, 
une  silhouette  bizarre  se  dessine  avec  sa 
tète  aux  joues  minces,  presque  triangulaire, 
ses  petites  cornes  et  son  corps  déhanché 
par  les  raccourcis  de  la  perspective.  Il  a 
l'air  à  la  fois  effaré  et  curieux,  cet  animal 
que  vous  ne  définissez  pas  encore.  11  vous 
a  vu,  car  ses  yeux   sont  meilleurs  que  les 

15 


170  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

vôtres  ;  il  est  intrigué,  il  voudrait  savoir  ce 
que  vous  êtes  venu  faire  là.  Sa  poltronne- 
rie naturelle  lui  conseille  de  fuir,  mais  son 
désir  de  se  renseigner  sur  «  cet  individu  », 
comme  dirait  Toppfer,  l'engage  à  rester. 
Malgré  sa  timidité,  il  se  risque  à  faire  quel- 
ques pas  en  avant,  et  voilà  le  chevreuil  — 
il  n'est  plus  permis  même  à  un  myope  ayant 
oublié  son  lorgnon  d'en  douter  —  en  arrêt 
sur  la  crête  du  ravin.  Croyez  que  le  cœur 
lui  bat  fort,  en  dépit  de  sa  belle  contenance, 
et  qu'au  moindre  bruit  une  brusque  retraite 
l'emporterait  au  fond  du  bois. 

Cependant  Teau  qui  coule  entre  vous  et 
lui  le  rassure,  et  protégé  par  ce  fossé,  ayant 
la  forêt  par  derrière,  il  vous  regarde  avec 
assez  d'aplomb;  il  observe,  il  étudie,  il  dé- 
taille cette  bête  curieuse  qu'on  appelle  un 
Homme,  et  qui  étonne  toujours  les  animaux. 
Il  est  fâcheux,  au  point  de  vue  philosophi- 
que, que  les  bêtes  ne  puissent  pas  traduire 
leurs  opinions  sur  l'espèce  humaine  en  lan- 
gage intelligible.    On  dirait   qu'ils   sentent 


PRÊTE  A  PRENDRE  CONGÉ       171 

la  pensée,  et  cette  force  inconnue  les  in- 
quiète. Peut-être  nous  méprisent-ils  comme 
des  fats  pleins  de  forfanterie,  et  répètent- 
ils  en  leur  idiome  le  mot  de  la  fable  :  «  Ah  ! 
si  les  lions  savaient  peindre  !  » 

Puisque  le  chevreuil  ne  se  gêne  pas  pour 
nous  examiner  des  pieds  à  la  tète,  rendons- 
lui  la  pareille.  Il  est  là,  bien  campé,  en 
pleine  lumière,  dans  une  excellente  pose, 
ne  faisant  d'autre  mouvement  que  quelques 
mutations  d'oreille,  et  tel  qu'un  peintre 
d'animaux  pourrait  le  souhaiter  pour  en 
faire  une  étude. 

C'est  un  jeune  :  on  le  voit  au  fauve  clair 
de  son  pelage,  qui  serait  d'un  roux  ardent 
s'il  était  passé  maître  broquart,  surtout  en 
plein  été  comme  nous  y  sommes,  car  la  robe 
des  chevreuils  est  plus  brune  l'hiver.  Il  n'a 
pas  encore  de  famille  ;  il  n'entrera  sans 
doute  en  ménage  que  l'année  prochaine,  et 
c'est  ce  qui  lui  donne  ce  petit  air  naïf  de 
jouvenceau. 

Les  chevreuils,  quoiqu'ils  se  livrent  par- 


172  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

fois  de  grandes  batailles,  à  l'époque  des' 
amours,  pour  conquérir  les  chevrettes,  — 
comme  ces  chevaliers  du  moyen  âge  qui 
n'obtenaient  la  main  de  leur  belle  qu'après 
avoir  désarçonné  tous  les  prétendants  en 
champs  clos,  —  les  chevreuils,  disons-nous, 
sont  de  mœurs  douces,  pacifiques  et  patriar- 
cales. Une  fois  formés,  les  couples  ne  se 
désunissent  jamais  ;  si  l'un  des  conjoints 
meurt  ou  est  tué,  l'autre  ne  survit  guère. 
Les  petits  restent  attachés  à  leurs  parents, 
chose  étonnante  !  même  lorsqu'ils  n'en  ont 
plus  besoin,  et  ils  ne  fond  pas  bande  à  part 
dès  que  les  cornes  leur  ont  poussé.  Il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  des  hardes  formées 
de  trois  générations,  qui  semblent  obéir  à 
l'aïeul. 

On  a  beaucoup  célébré  la  douceur  et 
l'éclat  des  yeux  de  gazelle.  C'est  un  lieu 
commun  de  la  poésie  orientale.  Les  yeux  de 
chevreuil,  qui  n'ont  jamais  servi  d'objet  de 
comparaison,  n'en  sont  pas  moins  char- 
mants, et  fourniraient  aux  rimeurs  d'Occi- 


>âli 


PllHTi':    A    PUENOIU':    CONGK  173 

dent  des  images  plus  neuves.  Ils  sont  noirs 
et  brillants,  d'une  expression  sympathique, 
et  de  plus,  ils  possèdent  le  don  des  larmes, 
ce  qui  les  rend  presque  humains. 

Le  chevreuil  est  une  bête  élégante,  svelte, 
bien  découpée,  aux  jambes  fines  et  menues, 
qui  porte  bien  sa  tête,  et  dont  le  malheur 
est  de  fournir  une  excellente  venaison,  supé- 
rieure à  celle  du  cerf  et  du  daim.  Aussi  le 
pauvre  animal  esl-:l  le  point  de  mire  des 
chasseurs,  et  aura-t-il  bientôt  disparu,  si 
l'on  n'y  prend  garde.  Plus  rapide  que  le 
cerf,  doué  d'autant  de  fond  que  le  loup,  le 
chevreuil  est  presque  impossible  à  forcer. 
Il  part,  mais  après  un  premier  élan,  il  s'ar- 
rête et  regarde  venir  le  chien,  par  suile  de 
cet  instinct  de  curiosité  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure.  Il  compte  sur  la  vitesse  de 
ses  pieds,  et  l'espace  intermédiaire  qu'il 
agrandira  d'un  bond  le  rassure.  Cela  l'a- 
muse de  voir  le  basset  se  frayer  pénible- 
ment un  chemin  à  travers  les  herbes  et  les 
broussailles,   et    de    l'entendre    clabauder. 

15. 


174  LA.   NATURE    CHEZ    ELLE 

On  pourrait  même  croire  qu'il  oublie  la  pré- 
sence de  l'ennemi  ;  il  joue,  se  gratte  l'oreille 
du  pied,  se  met  à  brouter  comme  s'il  était 
seul  ;  cependant,  du  coin  de  Toeil,  il  observe 
la  marche  lente  de  l'animal  à  pattes  torses, 
et  quand  il  le  juge  trop  rapproché,  il  a 
bientôt  rétabli  l'intervalle  et  recommence 
son  manège  ;  mais  le  jeu  finit  par  lui  être 
fatal.  Ce  basset  qu'il  méprise  le  distrait  du 
chasseur,  et  un  coup  dj  fusil  bien  ajusté 
change  la  comédie  en  drame. 

C'est  ainsi  que   périssent    la    plupart  des 
chevreuils. 

-'  Aucune  bète  de  nos  forêts,  dit  Tousse- 
ncl,  ce  grand  chasseur  devant  Dieu  et  de- 
vant Fourier,  qui  en  sait  plus  sur  les  mœurs 
des  animaux  que  tous  les  naturalistes,  n'en- 
tend mieux  que  le  chevreuil  le  principe  de 
charité  et  de  solidarité.  Le  chevreuil,  per- 
sécuté par  les  chiens,  n'a  pas  besoin,  comme 
le  cerf  et  le  daim,  d'employer  la  violence 
pour  faire  bondir  le  change.  Le  change 
vient  de  lui-même  s'offrir  pour  concourir  au 


i 


PRÊTE    A    PRENDIIK    COXOÉ  175 

salut  de  la  bête  poursuivie,  et  c'est  mer- 
veille de  voir  comment  tous  ces  charmants 
coureurs  s'entendent  pour  créer  des  embar- 
ras à  la  meute.  Imitez  avec  un  appeau  le 
cri  du  petit  chevreuil  en  détresse,  et  toutes 
les  chevrettes  accourent  pour  lui  prêter 
assistance.  On  rougit  presque  pour  l'homme, 
en  pensant  qu'il  existe  des  assassins  sans 
entrailles  qui  profitent  odieusement  de  cet 
instinct  de  charité  maternelle.  »  Gela  est 
fort  bien  ;  mais  combien  de  meurtres  de 
chevreuils  avez-vous  sur  la  conscience,  spi- 
rituel Mercutio  du  phalanstère?  Les  brahmes 
qui  poussent  le  respect  de  la  vie  si  loin 
qu'ils  se  voilent  la  bouche  d'une  gaze,  de 
peur  d'avaler,  par  mégarde,  un  moucheron 
et  de  causer  ainsi  la  mort  d'un  être, 
seraient-ils  dans  le  vrai  ?  Ils  nous  attendris- 
sent du  moins  par  cette  puérilité  touchante 
de  pitié  au  milieu  du  massacre  général. 

Rien  de  plus  innocent  que  le  chevreuil  ; 
il  ne  dévaste  pas,  comme  le  cerf,  les  champs 
voisins  de  la  forêt  ;  il  ne  fouille  pas  le  sol 


176  LA    XATURE    CHEZ    ELLE 

pour  déterrer  les  pommes  de  terre.  Ses  plus 
grands  méfaits  consistent  à  tondre,  dans  les 
prés,  peut-être  un  peu  plus  que  la  largeur 
de  sa  langue,  et  à  brouter  quelques  pousses 
de  jeune  blé.  Il  se  nourrit  de  glands,  de 
faînes  et  principalement  de  bourgeons 
d'arbres  et  d'arbrisseaux.  Cette  frugalilé  ne 
l'empêche  pas  d'être  friand  de  truffes.  Il  les 
subodore,  à  travers  le  sol,  au  pied  des 
chênes  autour  desquels  voltigent  les  tipules, 
et  il  les  amène  à  la  surface  en  se  servant 
de  ses  pieds  comme  le  porc  de  son  groin. 

Mais  s'il  est  des  êtres  inoffensifs  dont  la 
vie  ne  coûte  rien  à  personne,  il  en  est  d'émi- 
nemment et  de  gratuitement  nuisibles  en 
apparence,  comme  la  sauterelle  à  coutelas, 
que  voilà  assise  sur  une  touffe  d'herbe,  prête 
à  se  lancer  en  l'air  par  le  puissant  ressort 
de  ses  longues  pattes  de  derrière  repliées, 
et  à  porter  partout  le  ravage.  Ces  terribles 
faucheuses  rasent  un  champ  de  blé  en  quel- 
ques minutes  et  dépouillent  presque  instan- 
tanément un  arbre  de  son  feuillage.  Où  elles 


j  PIÎÈTK    A    PltFA'DliK    (■OXÔK  177 

passent,  elles  font  Pliiver  ;  il  ne  reste  pas 
une  feuille  verte  sur  la  campagne.  Si  elles 
étaient  solitaires,  on  ne  s'apercevrait  guère 
de  leurs  dégâts.  Mais  elles  s'attroupent, 
elles  se  coalisent,  elles  forment  des  armées, 
elles  se  nomment  Légions,  comme  les  dé- 
mons de  la  Bible.  Et  c'e^t  a'.ors  qu'elles 
répandent  autour  d'elles  la  désolation,  en 
réduisant  à  l'état  de  squelette  la  végétation 
la  plus  luxuriante. 

D'où  viennent  ces  voraces?  Personne  ne 
pourrait  le  dire  au  juste.  On  sait  seulement 
qu'elles  sont  surtout  chez  elles  en  Orient  : 
le  pays  de  la  peste,  voilà  leur  patrie.  Cela 
nous  donne  à  penser  qu'elles  descendent 
probablement,  en  ligne  directe,  decelles  que 
fit  naître  Moïse  en  étendant  sa  verge  sur  la 
terre  d'Egypte,  de  ces  sauterelles  qui,  comme 
nous  l'apprend  l'Exode,  a  couvriront  toute 
la  surface  de  la  terre,  mangèrent  toute 
l'herbe  et  dévorèrent  tout  ce  qui  se  trouvait 
de  fruit  sur  les  arbres  )>.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  cette  pla'e  d'Egypte,  ou- 


178  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

vrage  du  Dieu  des  Hébreux,  opérant  par 
l'intermédiaire  de  Moïse  et  d'Aaron,  n'a 
jamais  eu  de  fin  :  elle  dure  encore  aujour- 
d'h  ui  ;  el  le  s'est  propagée  dans  les  régions  qui 
avoi>inent  la  vallée  du  Nil;  elle  s'est  éten- 
due clans  toutes  les  diieclions  de  l'Afrique, 
comme  le  choléra. 

Cependant,  les  anachorètes  do  la  Thé- 
baïde  firent  des  sauterelles  le  mets  fonda- 
mental de  leur  cuisine.  Saint  Jean  au  désert 
s'en  régalait  les  jours  gras.  Ljs  Arabes  les 
mettent  confire  dans  une  espèce  de  saumure 
vinaigrée  :  faible  compensation  des  disettes 
qu'elles  produisent  ! 


CHAPITRE  XI 


ELLE   MET   SA    ROBE    FEUILLE   MORTE. 


L'aspect  de  la  forêt  commence  à  changer; 
le  feuillage,  qui  portait  la  livrée  verle  de 
rÉté,  semble  s'ennuyer  de  cette  teinte.  De 
monochrome  il  devient  versicolore;  chaque 
arbre  s'habille  à  sa  fanon  et  témoigne  ainsi 
de  son  indépendance  :  les  tons  se  réchauf- 
fent et  prennent  la  richesse  de  la  maturité. 
Toute  une  gamme  de  jaunes  variés  s'étale 
sur  la  palette  de  la  nature.  Les  reflets  du 
couchant  paraissent  se  fixer  sur  les  feuilles. 
Les  unes  ont  des  nuances  d'or,  les  autres 
des  colorations  de  safran  ;  celles-ci  rougis- 
sent, celles-là  sont  frottées  de  bitume  comme 
une  esquisse  de  Rembrandt.  Le  vert,  qui 
naguère  dominait,  s'efface  peu  à  peu.  Il  ne 
reste  que  le  vert  noir  des  sapins,  immua- 


180  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

bleraent  triste,  et  sur  lequel  les  évolutions  de 
Tannée  ne  sauraient  agir.  Déjà  quelques 
feuilles  détachées  montent,  descendent  et 
voltigent,  comme  les  paillettes  d'or  dans 
j'eau-de-vie  de  Dantzick.  C'est  l'époque  qui 
convient  le  mieux  aux  peintres,  et  que  pré- 
férait à  toutes  Théodore  Rousseau,  le  grand 
paysagiste  romantique.  En  prenant  la  Na- 
ture à  ce  moment-là,  les  artistes  évitent  de 
servir  au  Salon  ces  plats  d'épinards,  éter- 
nels sujets  de  plaisanterie  des  philistins, 
qui  n'ont  pas  remarqué  que  les  arbres 
étaient  absolument  verts  tout  le  printemps 
et  une  bonne  partie  de  Tété. 

Il  en  ett  de  l'Automne  comme  des  littéra- 
tures de  décadence  :  le  charme  prinlanier 
est  depuis  longtemps  évanoui  ;  mais  n'existe- 
t-il  pas  encore  une  séduction  permanente 
et  mélancolique,  dans  cette  beauté  mûris- 
sante qui  va  se  faner  et  disparaître?  Comme 
nous  le  disions  à  propos  du  style  de  Baude- 
laire :  Le  couchant  n'a-t-il  pas  sa  splendeur 
comme  le  matin  ?  Ces  rouges  de   cuivre,  ces 


ELLE    MET    SA   R0J5E    FEUILLE    MORTE     181 

ors  verts,  ces  tons  de  turquoise  se  fondaut 
avec  le  saphir,  toutes  ces  teintes  qui  brû- 
lent et  se  décomposent  dans  le  grand  incen- 
die final  ;  ces  nuages  aux  formes  étranges 
et  monstrueuses,  que  les  jets  de  lumière 
pénètrent  et  qui  semblent  l'écroulement  gi- 
gantesque d'une  Babel  aérienne,  valent  bien 
la  pâleur  rosée  de  l'aurore,  dont  nous  admi- 
rons, plus  que  personne,  la  candeur  virgi- 
nale ;  mais  ce  couchant  non  plus  n'est  pas  à 
mépriser. 

La  Nature,  au  printemps,  était  une  jeune 
ingénue  ;  une  robe  blanche,  une  ceinture 
rose,  quelques  fleurs  dans  les  cheveux  suf- 
fisaient à  la  parer.  Pendant  l'Eté,  c'était 
une  femme  dans  tout  l'épanouissement  de 
sa  beauté  féconde  ;  sa  grâce  un  peu  frêle  et 
juvénile  d'abord,  avait  pris  des  contours 
plus  soutenus,  plus  arrondis.  Une  toilette 
plus  riche  lui  allait  bien  ;  elle  pouvait  mêler 
à  sa  couronne  des  fleurs  d'un  coloris  plus 
éclatant,  d'un  parfum  plus  fort,  et  même 
quelques  fruits  doics  parle  soleil.  Elle  était 

16 


182  I>A    NATUllK    CIJE/    ELLE 

assez  belle  pour  braver  la  grande  lumière, 
et  les  bals  en  plein  jour  ne  l'effrayaient 
pas. 

Maintenant,  sans  doute,   elle  a   conservé 
encore  beaucoup   de   ses   charmes  ;  elle  est 
belle  toujours  et  on  peut  l'aimer.  Mais  déjà 
quelques  signes    de  fatigue  se  manifestent 
sur-  son  noble  visage;  les  tempes  s'attendris- 
sent ;  les  petites  veines  bleues  y  paraissent 
davantage  ;  l'œil,  un  peu   meurtri,  a  moins 
d'éclat  et  plus  de  pensée  ;  la  bouche  sourit, 
mais  d'un  sourire  triste  et  plein  de  pressen- 
timent. Comme  une  femme  qui  sait  que  de- 
main il  sera  trop  tard  pour  aimer^  elle  est  à 
la  fois  plus  grave   et  plus  tendre,  et  reçoit 
ses  adorateurs  persévérants  avec  une  sorte 
de  reconnaissance  mélancolique.  Symptôme 
alarmant  !  Elle  reste  bien  plus  longtemps  à 
sa.  toilette    qu'autrefois,  sa    chevelure,    si 
abondante  naguère,  et  que  d'un  mouvement 
superbe  elle  secouait  sur  ses  épaules  nues,  a 
besoin  aujourd'hui  de  quelque  artifice.  Des 
pampres  de    vclouis    déjà   rougissants j  des 


FXLE    MKI'    SA    U«)1!K    l'Kril.I.K    MOUTE    IHo 

raisins  aux  grains  d'ambre  et  d'améthyste 
masquent  à  propos  quelques  places  un  peu 
éclaircies.  Il  lui  faut  des  robes  aux  plis  puis- 
sants, en  étoffes  somptueuses  :  des  brocarts 
d'or  ramages  de  noir,  des  velours  tannés, 
des  satins  feuille-morte,  des  guipures  de 
Venise,  de  lourds  bracelets  à  ses  bras  d'un 
plein  contour,  des  diamants  et  des  bijoux 
anciens  sur  sa  riche  poitrine,  d'une  blan- 
cheur dorée  comme  un  tableau  de  Titien  ou 
de  Giorgione.  Elle  est  plus  belle  le  soir  que 
le  matin,  comme  toutes  les  femmes  sur  le 
retour,  et  le  couchant,  avec  son  incendie  de 
couleurs,  redonne  delà  vie  à  sa  figure  pâle. 
Hélas  !  bientôt  la  neige  va  tomber  sur 
ces  cheveux  si  lustrés  encore.  Les  mauvais 
jours  approchent,  les  nuages  s'amassent  au 
ciel,  les  brouillards  montent  de  la  terre; 
mais  parfois  le  soleil  reprend  le  dessus.  L'air, 
tout  à  coup,  s'attiédit  ;  il  semble  que  l'Été 
va  renaître,  et  la  Nature  retrouve  un  jeune 
sourire;  sa  beauté  lui  revient  plus  tou- 
chante et  plus  passionnée. 


184  LA   NATURE    CITEZ    ELLE 

Sachons  jouir  en  poète  de  ces  retours  qui 
retardent  le  déclin.  N'abandonnons  pas  celle 
qui  nous  a  fait  tant  de  moments  heureux. 
Allons  lui  rendre  visite,  ou  tout  au  moins 
mettre  notre  carte  cornée  à  sa  porte.  Ne 
nous  hâtons  pas  de  retourner  à  la  ville, 
parmi  la  fange,  la  fumée,  la  pluie,  les  pes- 
tilences de  toutes  sortes. 

Un  air  vif  et  frais  a  balayé  les  nuages,  et 
les  arbres  de  la  route  détachent  leur  feuil- 
lage rose  d'un  ciel  qui  a  le  bleu  de  turquoise 
du  vieux  Sèvres  pâle  tendre.  La  journée  sera 
superbe,  et  le  sentiment  du  mauvais  temps 
prochain  la  rend  plus  agréable  encore. 

Les  fîlandières  matinales  ont  activement 
travaillé;  tout  le  pré  qui  borde  la  route  est 
couvert  d'une  immense  gaze  diamantée,  sus- 
pendue aux  pointes  d'herbe  par  des  fils 
aériens.  Titania,  voulant  séduire  Obéron  et 
se  faire  donner  ce  jeune  page,  sujet  de  leur 
querelle,  trouverait  là  des  falbalas  en  den- 
telles d'argent  pour  sa  robe  de  clair  de 
lune,  d'un  effet   irrésistible  et  miraculeux. 


ELLE   MET    SA   ROBE    FEUILLE    MORTE    185 

Ces  industrieuses  araignées  des  champs, 
quoiqu'elles  ne  puissent  connaître  les  modes 
de  Paris,  sont  dignes  de  fournir  le  vestiaire 
des  acteurs  fantastiques  qui  jouent  dans  le 
Songe  d'une  nuit  d'été.  Jamais  danseuse,  sou- 
levant sous  le  jet  de  la  lumière  électrique  la 
pluie  de  paillettes  de  sa  jupe,  ne  trouva  de 
tarlatane  plus  légère  et  plus  transparente 
pour  montrer,  comme  à  travers  une  vapeur 
blanche,  ses  formes  voluptueuses  moulées 
par  le  maillot  rose.  Et  pourtant,  tout  ce 
luxe,  toute  cette  féerie,  tout  ce  travail  im- 
mense n'ont  d'autre  but  que  d'attraper 
quelques  misérables  moucherons  à  demi- 
transis  par  le  froid  du  matin.  Ces  pauvres 
ouvrières,  mesquinement  vêtues  d'une  robe 
grise,  ont  grand'faim  dès  l'aube,  car  elles 
ont  passé  la  nuit  à  l'ouvrage,  sans  être 
payées  double,  et  il  faut  qu'elles  fournis- 
sent leur  fil  !  ce  fil,  dévidé  d'elles-mêmes, 
dont  la  bobine  est  dans  leur  ventre,  et  qui 
épuise  leur  vie  si  elles  ne  mangent  pas.  Que 
de  mètres  dépensés  pour   ourdir  ces  tissus 

16, 


18R  LA    N  A  TURF.    (IIK/    KT.I.I. 

délicats  qui  s'étendent  sur  des  arpents  de 
prairie  ! 

Dans  l'air  flottent,  soyeux,  légers,  plus 
blancs  que  l'argent  et  que  la  neige,  ces 
longs  filaments  que  le  vent  balance  et  pro- 
mène. On  les  appelle  Fils  de  la  Vierge,  et 
une  poétique  légende  populaire  veut  qu'ils 
soient  échappés  de  la  quenouille  de  la  Mère 
céleste,  occupée  à  filer  pour  faire  des  che- 
mises aux  petites  âmes  nues  des  enfants 
pauvres.  Cette  explication  nous  paraît  très 
vraisemblable  et  nous  l'acceptons  très  vo- 
lontiers. Des  savants  prétendent  qu'il  faut 
attribuer  ces  fils  à  une  bourre  cotonneuse 
détachée  de  certains  arbres  et  cardée  par 
lèvent.  D'autres,  mieux  inspirés,  y  voient 
l'ouvrage  d'une  espèce  d'araignées.  Toujours 
est-il  que  ces  fils  couleur  de  neige  sont  un 
signal  de  beau  temps.  On  ne  les  voit  se 
dérouler  que  lorsque  le  soleil  luit  et  que  le 
ciel  est  pur. 

En  automne,  il  ne  faut  compter  sur  rien  : 
les  journées    belles    le    matin,    deviennent 


Ei,T.K  Mi;r  SA  lîniîK  l'Krii.ij-,  Nroiii'F,   lf^7 

laides  le  soir,  comme  ces  petites  filles,  jolies 
comme  des  anges  à  sept  ou  huit  ans,  qui 
font  plus  tard  d'assez  vilaines  femmes.  Le 
ciel  s'est  brouillé  ;  un  petit  nuage  noir,  gro- 
gnon et  bossu,  qui  se  refrognait  dans  un 
coin  de  l'horizon,  s'est  développé  sournoi- 
sement ;  comme  une  outre  aplatie  dans 
laquelle  on  souille,  il  s'est  gonflé  démesuré- 
ment. Le  voilà  énorme,  hydropique  à  cre- 
ver, et  il  va  verser  ses  seaux  d'eau  sur  la 
campagne.  Le  vent  de  l'est  est  sauté  à  l'ouest, 
et  des  haleines  humides  semblent  sortir  de 
la  poitrine  de  l'océan  lointain. 

Un  murmure  pareil  au  bruit  confus  des 
grandes  eaux  court  sur  la  cime  de  la  forêt, 
dont  les  arbres  secoués  s'entre-choquent 
avec  des  craquements  et  des  plaintes 
sourdes  qui  ont  comme  une  expression  de 
douleur  humaine.  Tous  les  méchants  oiseaux 
qui  aiment  la  tempête  se  réjouissent  et 
poussent  des  cris  discords.  Le  geai  garrule  ; 
la  pie  sautèle  et  ragache  ;  le  corbeau,  quit- 
tant sa  gravité  de  croque-mort,  danse  gau- 


188  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

cliement,    comme   un    bouffon   sinistre,    et 
croasse  de  sa  voix  enrhumée. 

Cherchons  un  abri  sous  ce  chêne.  Nous 
n'avons  pas  le  temps  de  regagner  la  ville, 
et  déjà  la  pluie  tombe  à  larges  gouttes.  Le 
géant  séculaire  nous  abritera  sous  le  toit  de 
ses  feuilles,  qui  se  rejettent  Teau  comme 
des  tuiles  superposées.  Nous  pourrions 
même  entrer  dans  la  large  crevasse  de  son 
tronc,  guérite  naturelle  où  les  pâtres  et  les 
braconniers  se  réfugient,  et  parfois  même 
allument  du  feu,  comme  le  témoigne  cette 
lonsfue  cicatrice  noire  à  l'intérieur  de  l'ar- 
bre,  qui  depuis  longtemps  ne  vit  que  par 
l'écorce.  Cela  suffit  pour  qu'il  puise  au  sein 
de  la  terre  la  sève  vigoureuse  qui  le  sou- 
tient. De  tels  vieillards  durent  plus  que 
leurs  fils. 

Nous  voilà  ainsi  installé  comme  un  saint 
dans  sa  niche,  immobile,  pensif,  vague- 
ment occupé  de  ces  rêveries  confuses  qu'ins- 
pire la  réclusion  imposée  par  la  pluie, 
qua  d  on  esl  obligé,  au  milieu  des  champs 


ELLE    .VET    SA    liOBK    FET'TLLE    MORTE    18!) 

OU  des  bois,  de  chercher  un  refuge  contre 
l'averse  imprévue  et  soudaine.  Les  images 
du  passé  reviennent  et  se  déroulent  der- 
rière ce  rideau  de  fils  que  la  pluie  fait 
tomber  du  ciel  sur  terre,  et  qui  rappelle 
l'ancien  spectacle  de  Séraphin,  où  un  ri- 
deau semblable  s'abaissait  entre  le  théâtre 
et  le  naïf  public  pour  dérober  aux  yeux  les 
ficelles  des  marionnettes. 

Quelle  procession  de  pantins  désolés  ! 
pourrait-on  dire  comme  Alfred  de  Musset, 
dans  cette  charmante  pièce  adressée  à  la 
Paresse.  Que  de  figures,  trouvées  autrefois 
adorables,  vous  semblent  aujourd'hui  laides 
et  maussades  ;  comme  elles  ont  changé,  et 
comme  on  change  soi-même  !... 

La  pluie  tombe  toujours,  faisant  sur  les 
feuilles  un  pétillement  de  grêle,  rejaillissant 
de  tous  côtés  et  lançant  des  éclaboussares. 
Les  branches  trop  chargées  d'eau  plient,  se 
secouent  et  la  déversent  sur  les  herbes, 
entre  lesquelles  s'établissent  mille  petits 
courants  qui  sont  des  Niagaras  aux  fourmis. 


100  1,A    NAl'l  I;K    (  IIKZ    KlA.r. 

Ce  serait  le  moaient  de  composer  un  son- 
net sur  des  rimes  difficiles  et  rares,  car  il 
est  impossible  de  faire  autre  chose  par  la 
pluie  dans  le  creux  d'un  chêne. 

Mais  quel  est  ce  bruit  de  broussailles 
froissées,  de  pierres  qui  roulent,  de  sabots 
qui  piétinent,  entremêlé  de  cliquetis  et  de 
grognements  ?  On  dirait  un  corps  de  cava- 
lerie chargeant  un  ennemi  invisible  ;  ou  le 
chasseur  sauvage  des  ballades  allemandes, 
si  bien  peint  par  Henneberg,  traverserait-il 
la  forêt  au  galop? 

Les  broussailles  s'écartent,  et  toute  une 
troupe  de  sangliers  débouche  bruyamment 
sur  une  petite  clairière  hérissée  de  roches 
et  de  ronces,  où  déjà  la  pluie  a  formé  des 
flaques  de  boue.  Heureusement,  ils  ne  nous 
ont  pas  vu  ;  à  l'automne  surtout,  ces  mes- 
sieurs ont  le  caractère  mal  fait  et  l'humeur 
tant  soit  peu  farouche.  Le  gland  abonde, 
et  le  gland  agit  sur  eux  comme  l'avoine  sur 
les  chevaux  :  il  leur  donne  du  feu,  de  la 
vigueur  et  leur  cause  une  sorte  d'ivresse 


ELLE    MET    SA    RoiJE    FEUILLE    MORTE     101 

qui  les  rend  prompts  à  chercher  querelle.  Il 
y  a  le  père,  un  quarlan  robuste  et  mons- 
trueux, pesant  deux  cents  kilogrammes,  et 
qui  doit  descendre  en  droite  ligne  du  san- 
glier de  Calydon,  capturé  par  Méléagre. 
Les  défenses  qui  lui  rebroussent  la  lèvre 
ont  Tair  de  croissants  de  lune,  et  le  plus 
élégant  cavalier  de  la  tribu  des  Hadjoutes 
serait  heureux  de  les  suspendre  au  poitrail 
de  son  cheval,  en  manière  d'ornement.  Il 
les  repasse  sur  les  grais  (on  appelle  ainsi 
les  crocs  supérieurs)  avec  un  cliquetis  de 
castagnettes  assez  formidable,  qui  ne  rap- 
pelle nullement  lacachucha  ou  le  zapaleado^ 
Sa  hure  bestiale  n'est  pas  dépourvue  d'une 
certaine  majesté.  Le  lerrible  empêche  le 
grotesque.  La  laie  est  une  matrone  de  forte 
encolure,  féconde  comme  une  mère  Gigo- 
gne, qui  bougonne  et  grommelle  assez 
maussadement.  Elle  n'est  pas  si  bien 
armée  que  son  époux  ;  mais  si  elle  ne  peut 
découdre,  elle  tait  très  bien  porter  des 
coups  de  boutoir  et  mordre. 


192  LE-  NATURE    CHEZ    ELLE 

Quant  aux  marcassins,  ils  sont  d'une 
gaieté  folâtre.  La  pluie  les  amuse  considé- 
rablement ;  ils  barbotent  et  se  vautrent 
dans  les  flaques,  se  cuirassent  de  boue  avec 
une  satisfaction  évidente.  Ce  cosmétique 
primitif  convient  à  leur  cuir  hérissé  de 
soies.  Ils  jouent  ensemble,  se  heurtent  et 
poussent  de  petits  grognements  voluptueux. 
L'un  deux  s'est  renversé  sur  le  dos,  comme 
en  extase  ;  un  autre  redresse  sa  hure  et 
tâche  de  mordre  au  passage  un  filet  de 
pluie  ;  comme  un  paysan  d'Espagne,  il 
essaie  de  boire  à  la  régalade.  Le  tableau 
est  comique,  mais  la  moindre  in^prudence 
pourrait  le  rendre  tragique. 

Le  sanglier  charge  avec  une  impétuosité 
aveugle  contre  tout  ce  qui  se  présente.  C'est 
une  boule  noire  qui  roule  et  se  précipite, 
culbutant  tout  devant  elle.  Si  vous  n'avez 
pas  le  temps  de  vous  détourner  et  de  gagner 
un  asile,  votre  vie  court  de  grands  risques; 
les  défenses  du  sanglier,  quand  elles  ne  sont 
pas  mirées  par  l'âge,  coupent  comme  le  meil- 


ELLE    MET    SA    ROBE    FEUILLE    MORTE    lUo 

leur  rasoir  de  Sheffield,  ou  le  sabre  affilé 
dont  les  Japonais  s'ouvrent  le  ventre.  D'un 
coup  de  boutoir  le  sanglier  lance  en  l'air  les 
chiens  décousus,  et  les  garçons  de  cirque  ne 
sont  pas  là  pour  les  recevoir  avec  cette  atti- 
tude affectueuse  qu'ils  avaient  dans  l'an- 
cienne affiche  de  la  barrière  du  Combat.  Il 
est  inutile  de  dire  qu'il  ne  se  gêne  pas  pour 
traiter  le  chasseur  qui  Ta  manqué  de  la 
même  manière. 

Enfin,  après  s'être  bien  roulés  dans  la 
boue  et  avoir  savouré  à  leur  aise  les  volup- 
tés de  la  pluie,  les  sangliers  se  retirent, 
allant  prendre  leurs  ébats  ou  retournant  à 
leur  fort  dans  une  autre  partie  de  la  forêt. 
Le  bruit  des  branches  qu'ils  rompent  dans 
le  taillis  se  prolonge  encore  quelque  temps, 
et  l'on  n'entend  plus  que  les  gouttes  d'eau 
qui  glissent  des  feuilles  de  moins  en  moins 
nombreuses  ;  la  pluie  a  cessé,  et  nous  pou- 
vons regagner  notre  gîte.  Nous  sommes 
bien  mouillés  encore.  Les  arbres  s'agitent 
et  frissonnent   comme  des  chiens  qui  sor- 

17 


194  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

tent  de   Teau  éclaboussant  tout  à  la  ronde. 

Des  feuillages,  des  herbes  et  des  plantes 
mouillés  s'exhale  une  senteur  pénétrante.  La 
vie  végétale  se  ranime  ;  le  monde  des  in- 
sectes fourmille  et  bourdonne.  Les  animaux 
quittent  leurs  retraites  et  reprennent  leurs 
occupations  interrompues.  Quelques  gazouil- 
lements d'oiseaux  se  font  entendre. 

Au  pied  des  arbres,  sur  le  bord  des  sen- 
tiers, les  champignons,  qui  se  sont  moqués 
de  la  pluie  sous  leurs  larges  chapeaux,  se 
montrent  pareils  à  des  Kobolds,  entre  la 
mousse  et  les  mauvaises  herbes  :  les  uns, 
honnêtes  champignons  faits  pour  figurer 
dans  les  tourtes  et  les  godiveaux  ;  les  autres, 
champignons  scélérats,  dignes  d'être  cueil- 
lis par  Locuste  pour  le  souper  de  Britan- 
nicus,  empoisonneurs  plus  subtils  que  César 
Borgia  ou  qu'Exili,  l'amant  de  la  Brinvil- 
lier^,  valant  l'acqua-tofana  et  le  curare  pour 
expédier  dans  l'autre  monde  un  oncle  à  suc- 
cession ou  un  mari  gênant  ;  la  fausse  oronge j 
l^amanite  et  tant  d'autres^   que   Ton  croit 


ELI.E    MKT    SA    KOlîK    IKIII.I.K    MOUTE    111."» 

connaître  et  qui  trompent  les  plus  habiles. 
Sur  la  large  ombrelle  d'un  de  ces  crypto- 
games se  traînent,  agitant  leurs  tentacules, 
des  loches,  hideuses  limaces  semblables  à 
à  un  escargot  auquel  on  aurait  arraché  sa 
coquille.  De  leur  bave  gluante  elles  argen- 
tent  la  pulpe  immonde  du  champignon, 
qu'elles  rongent  lentement.  Elles  se  gorgent 
à  loisir  de  poison.  Le  vénéneux  est  sain  pour 
rimmonde.  Nous  les  écraserions  bien  sous 
la  semelle  de  notre  botte,  mais  sentir  s'écra- 
ser flasquement  cette  chose  molle,  gluante, 
quelle  horreur  et  quel  dégoût  !  Et  puis,  qui 
sait?  Ces  limaces  accomplissent  peut-être 
une  mission;  elles  débarrassent  et  purgent 
la  forêt  de  celte  oronge  perfide  qu'aurait  pu 
1  amasser  un  enfant.  Elles  vident  la  boîte  à 
poisons  de  la  Nature  ! 


CHAPITRE    XII 


HORIZONS    PROCHAINS. 


Il  semble,  en  ce  moment,  que  la  Nature  se 
hâtede  déployer  ses  énergies.  Sous  des  soleils 
plus  lourds,  les  fruits  mûrissent,  se  dorent, 
se  diaprent  de  tons  vermeils.  Les  pêches  se 
veloutent  et  rougissent  comme  des  joues  de 
jeunes  filles  à  qui  Ton  parle  d'amour.  Les 
raisins  verts,  sous  les  pampres  éclaircis, 
prennent  des  transparences  d'ambre  ou 
d'améthyste.  L'églantier,  dont  la  petite  rose 
a  disparu  depuis  longtemps,  s'orne  de  ses 
jolis  blutons  de  corail  auxquels,  nous  ne 
savons  pourquoi,  la  langue  populaire  donne 
un  nom  si  disgracieux.  Les  sorbiers  étalent 
leurs  corymbes  de  baies  rouges  si  aimées 
des  oiseaux.  Ce  n'est  plus  la  beauté  du 
Printemps,   ni  la  vigueur  de  l'été;    mais 


HORIZONS    PROCHAINS  197 

bien  l'âge  mûr.  Les  promesses  des  premiers 
mois  sont  fidèlement  tenues.  La  graine 
devenue  fleur,  a  donne  son  fruit.  Tout  ce 
qui  a  été  semé  se  recueille. 

Déjà  les  lourds  chariots  traînés  par  des 
bœufs,  ont  ramené  les  gerbes  dans  les 
granges,  et,  sous  les  coups  cadencés  du  fléau, 
le  grain  a  été  séparé  de  la  paille.  Les  champs 
dépouillés  de  leur  parure  d'or,  ressem- 
blent, avec  leurs  sillons  nus,  à  des  pièces 
d'étoffe  brune  rayée  de  noir.  Ils  ont  rendu  à 
gros  intérêts  ce  que  la  main  du  semeur, 
s'ouvrant  dans  la  pâleur  de  l'aurore  ou  ia 
rougeur  du  soir,  leur  avait  prêté  autrefois. 

Les  oiseaux  vont  et  viennent,  fendant 
joyeusement  l'air  dans  toutes  les  directions. 
Ils  n'ont  plus  le  souci  de  leur  couvée,  et  se 
donnent  du  bon  temps  sans  remords,  comme 
des  pères  de  famille  dont  les  enfants  sont 
placés.  A  tous  les  buissons  pendent  <;les 
mûres,  des  graines  et  des  baies  de  toutes 
sortes.  Des  myriades  de  cousins,  do  mou- 
ches, d'insectes,  que  fait  pulluler  l'humidité 

i7. 


198  LA   NATURH    CIIKZ    ELLE 

chaude  de  la  saison,  leur  offrent  de  nom- 
breux régals,  une  carie  variée  de  mets 
friands.  Aussi  engraissent-ils  comme  des 
financiers,  et  prennent-ils,  malgré  leurs  ailes, 
celte  majestueuse  obésité  de  la  quarantaine 
qu'admirait  Brillât-Savarin.  Les  ortolans, 
les  becfîgues,  les  cailles,  semblent  vouloir 
tenter  le  fusil  du  chasseur,  ou  s'adapter 
eux-mêmes  cette  bande  de  lard  qui  doit  les 
envelopper  à  la  broche.  Il  est  passé,  le  temps 
des  chansons  et  des  amours,  de  la  jeune 
maigreur  et  des  équipées  romanesques. 

L'époque  des  vendanges  approche.  Dans 
les  villages,  le  maillet  du  tonnelier  retentit 
gaiement  sur  les  cercles  qui  maintiennent 
les  douves.  On  recherche  les  vieux  tonneaux 
vides,  on  les  remplit  d'eau  pour  s'assurer 
qu'ils  ne  fuient  pas  et  en  réparer  le  bois.  On 
graisse  la  vis  des  pressoirs,  on  nettoie  les 
corbeilles  et  les  hottes  qui  doivent  servir  à 
la  cueillette  et  au  transport  du  raisin.  Les 
propriétaires  de  vignobles  rassemblent,  en- 
régimentent, vendangeurs  et  vendangeuses. 


HORIZONS    l'ROCIIAIXS  190 

Les  ménagères  apprêtent  les  larges  terri- 
nes de  soupe  fumante,  et  sur  la  pente  des 
coteaux,  parmi  les  pampres  et  les  échalas, 
on  voit  briller  quelque  jupe  rouge,  quelque 
carreau  bleu,  quelque  chemise  blanche  qui 
fourmillent  activement  autour  des  ceps. 

Au-dessus  des  vignes,  sans  prendre  garde 
au  plomb  du  chasseur,  tourbillonnent  les 
grives  ivres  de  raisin. 

De  la  terre,  moite  des  abondantes  rosées 
de  la  nuit,  s'élèvent  des  fumées  et  des 
brouillards  qui,  parfois,  se  résolvent  en 
pluie  fine,  et  que  le  plus  souvent  absorbe  le 
soleil  plus  haut  monté  sur  l'horizon.  Le  ciel 
se  débarbouille  de  ses  nuances  grises,  et  de- 
vient d'un  joli  bleu  un  peu  froid,  où  cou- 
rent deux  ou  trois  légers  nuages,  et  sur 
lequel  se  détache  en  rose  b  file  des  sveltes 
peupliers  qui  bordent  le  chemin. 

On  voit  encore  voltiger  ci  et  là  quelques 
papillons  blancs  tardifs,  se  poursuivant  pour 
conclure  leurs  noces,  car  ils  n'ont  plus  que 
bien  pni  de  jours   à  vivre,  et  'le  longs  Ois 


200  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

de  la  Vierge   viennent  se  suspendre  à  vos 
liabils. 

La  forêt  a  changé  de  couleur.  On  ne  se 
plaindra  plus  de  l'uniformité  de  sa  verdure, 
qui  n'existe  d'ailleurs,  que  pour  les  yeux 
inattenlifs,  car  le  vert  d'aucun  arbre  n'est 
pareil.  A  mesure  que  le  froid  approche,  une 
chaleur  de  ton  se  déclare  parmi  les  feuil- 
lages, comme  s'ils  voulaient  retenir  le  soleil 
qui  s'en  va.  C'est  la  magnificence  du  cou- 
chant comparée  à  la  splendeur  blanche  de 
midi.  Tout  prend  une  intensité,  une  vi- 
gueur et  un  éclat  incomparables,  comme 
dans  la  fournaise  du  crépuscule  les  couleurs 
s'incendient  et  se  décomposent  en  brûlant, 
de  manière  à  produire  des  effets  d'une 
richesse  éblouissante.  En  se  retirant,  la  sève 
laisse  les  feuilles  se  revêtir  des  nuances  les 
plus  variées,  dans  cette  gamme  opulente  et 
chaude  qui  plaît  tant  aux  artistes,  moins 
sensibles  peut-être  aux  bouquets  blancs  et 
roses  du  Printemps  qu'à  la  fauve  couronne 
de  feuilles  mortes  de  l'Automne* . 


HORIZONS   PROCHAINS  201 

Si  l'on  regarde  la  vaste  forêt  qui  s'étend 
sur  la  pente  de  la  colline,  on  est  frappé  de 
cette  transformation  d'aspect  causée  par 
quelques  matinées  froides,  où  la  gelée  blan- 
che suspend  ses  petites  perles  aux  pointes 
des  herbes  et  dans  les  mailles  des  filets  d'a- 
raignée. Sur  un  chaud  frottis  de  bitume  à 
la  Rembrandt,  la  Nature  fait  du  feuille  avec 
des  tons  de  topaze,  d'or  rouge,  d'or  pâle,  de 
jaune  ocreux,  de  terre  de  Sienne,  de  cuivre 
rouge;  quelquefois  elle  pousse  l'audace  jus- 
qu'à esquisser  sur  un  fond  sombre  de  sa- 
pins ou  de  noires  verdures  persistantes,  un 
arbre  au  feuillage  écarlate  :  insolence  de 
coloriste  qui  lui  réussit  toujours.  L'immense 
voûte  formée  par  le  sommet  des  arbres 
s'étend  jusqu'à  l'horizon,  fauve  et  rutilante, 
légèrement  brûlée  dans  les  parties  que  la 
lumière  n'atteint  pas,  semblant  offrir  des  dé- 
fis à  la  palette,  surtout  lorsqu'un  oblique 
rayon  de  soleil  fait  étinceler  comme  une 
écume  d'or  la  cime  des  vagues  do  feuil- 
lage. 


202  L.V   N.VrUllK    CIIKZ    ELLE 

De  loin  en  loin  s'élèvent  des  fumées 
bleuâtres,  pareilles  à  celles  des  holocaustes 
antiques,  produites  par  les  feux  d'herbes 
sèches  que  font  brûler  les  paysans.  Dans  le 
silence  un  aboi  se  fait  entendre  ;  un  coup  de 
feu  retentit  :  c'est  quelque  braconnier  à  la 
poursuite  d'un  chevreuil. 

Si  Ton  pénètre  dans  la  forêt,  le  spectacle 
n'est  pas  moins  splendide.  Les  feuilles  tom- 
bées étalent  sous  vos  pieds  leur  tapis  de 
velours  roux,  épais  et  moelleux,  où  pointent 
les  champignons  comestibles  ou  vénéneux, 
comme  des  kobolds  coiffés  de  leurs  petits 
chapeaux.  Ces  branches  au  feuillage  jaune 
déchiqueté  laissent  voir  le  bleu  du  ciel,  et 
rappellent  une  étoffe  de  damas  broché  d'or 
et  d'azur. 

Vous  marchez,  un  bruit  vous  fait  tressail- 
lir :  c'est  un  gland  qui  tombe  du  haut  d'un 
chêne,  espoir  de  la  forêt  future,  et  s'enfonce 
dans  cette  molle  litière  pour  aller  chercher 
la  terre  nourrie,  d'où  il  ressortira,  au  bout 
de  quelques   années,  frêle  arbuste,  et  plus 


HORIZONS    l'ItOCHAlNS  ^Oo 

tard  chêne  géant  à  son  tour,  et  capable  de 
fournir  sa  membrure  au  vaisseau,  sa  poutre 
à  rédifice,  et  sa  douve  au  vin  qui  réjouit  le 
cœur  de  l'homme,  solide,  robuste,  incorrup- 
tible. La  faîne  abandonne  aussi  la  branche 
du  hêtre;  les  bouleaux  laissent  échapper  leur 
graine  mûre,  le  sapin  secoue  ses  pommes 
écaillées,  et  dans  cette  saison  qui  semble 
annoncer  la  mort  tout  prépare  la  vie. 

En  bonne  ménagère,  la  Nature  fait  ses 
provisions  pour  la  saison  stérile.  Elleemma. 
gasine  ses  fruits,  les  range  dans  ses  greniers 
sur  des  planches,  chacun  suivant  son  espèce. 
Elle  suspend  les  uns  à  des  fils,  donne  aux 
autres  une  couche  de  paille,  recouvre  ceux- 
ci  d'une  natte,  laisse  ceux-là  à  l'air  libre. 
Personne  ne  s'entend  comme  elle  à  conser- 
ver les  pommes,  les  poires,  les  abricots,  les 
raisins  d'une  saison  à  l'autre,  sans  avoir 
besoin  d'en  faire  des  confitures  ou  du  rai- 
siné. Comme  elle  est  active,  comme  elle  tra- 
vaille en  ce  moment  même  où  l'on  croit 
qu'elle  se  repose  à  jouir  tranquillement  de 


204  LA   NATURE    CHEZ   ELLE 

l'aisance  acquise  !  Mais  ce  sont  les  jeunes 
évaporées,  les  mariées  qui  n'entendent  rien 
encore  au  ménage  qui  se  conduisent  ainsi. 
La  Nature,  quoique  toujours  jeune,  n'est  pas 
née  d'hier.  Elle  a  de  l'expérience,  et  sait 
qu'il  ne  faut  pas  manger  son  capital.  Elle 
prévoit  que  la  saison  prochaine  amènera  des 
besoins  nouveaux,  et  elle  s'arrange  en  con- 
séquence. 

Comme  une  mère  prudente  qui  ne  garde 
pas,  en  temps  de  disette,  tous  ses  enfants 
auprès  d'elle  et  en  envoie  un  certain  nombre 
chez  des  parents  éloignés  qui  habitent  des 
pays  plus  fertiles,  la  Nature  conseille  à  ceux 
qui  ont  des  ailes  d'aller  hiverner  dans  des 
climals  moins  rigoureux,  ou  dont  la  froide 
saison  ne  coïncide  pas  avec  la  nôtre.  Les 
grues,  les  cigognes,  les  canards,  les  oies 
sauvages,  les  cailles,  les  bécasses,  quoi- 
qu'elles ne  soient  guère  spirituelles,  ont 
compris  à  demi-mot  ce  que  leur  disait,  celte 
prévoyante  maîtresse  de  maison.  Elles  se 
rassemblent  et  se  préparent  à  l'émigration. 


HORIZONS    PROCHAINS  205 

Des  bandes  immenses  de  palombes,  capa- 
bles de  couvrir  le  ciel  comme  des  nuages, 
se  précipitent  vers  les  gorges  des  Pyrénées, 
où  les  attendent  les  oiseaux  de  proie,  les 
filets  et  les  chasseurs,  qui  ne  parviennent 
pas,  malgré  un  long  massacre,  à  arrêter 
leur  essor  et  à  diminuer  leur  nombre.  Le 
pauvre  petit  rossignol,  audacieux  et  insou- 
ciant comme  un  artiste,  parvient  à  franchir 
TAlpe  neigeuse,  et  s'en  va  chanter  dans  les 
jardins  de  Vérone,  sous  le  balcon  de  Ju- 
liette. 11  gagnera  sa  vie  dans  ce  pays  de 
virtuoses.  Mais  quoi!  les  hirondelles,  qui 
connaissent  le  temps  comme  des  augures  et 
lisent  dans  le  ciel  à  livre  ouvert,  continuent 
à  pousser  leurs  cris  joyeux  autour  des  che- 
minées, à  raser  le  sol  d'un  éclair  rapide  en 
happant  les  moucherons  encore  nombreux  ! 
On  dirait  qu'elles  ont  oublié  leurs  habitudes 
voyageuses.  Cependant,  un  certain  jour,  qui 
ne  diffère  en  rien  des  autres  aux  yeux 
myopes  de  rhomme,une  inquiétude  soudaine, 
que  rien  ne  semble  motiver,  s'empare  de  la 

18 


306  LA   NATURE    CHEZ    ELLE 

tribu.  C'est  un  caquetage  perpétuel  entre 
les  petites  sœurs  à  robe  noire  et  à  guimpe 
blanche,  et  voilà  ce  qu'elles  se  disent, 
comme  l'a  raconté  dans  ses  vers  un  poète 
de  nos  amis,  qui  entend  le  langage  des 
oiseaux  comme  Démocrite,  Dupont  de  Ne- 
mours, ou  TErylangus  du  beau  Pécopin. 


Déjà  plus  d'une  feuille  sèche 
Parsème  les  gazons  jaunis  ; 
Soir  et  matin,  la  bise  est  fraîche, 
Hélas  !  les  beaux  jours  sont  finis  ! 

On  voit  s'ouvrir  les  fleurs  que  garde 
Le  jardin,  pour  dernier  trésor. 
Le  dahlia  met  sa  cocarde 
Et  le  souci  sa  toque  d'or. 

La  pluie  au  bassin  fait  des  bulles  ; 
Les  hirondelles  sur  le  toil 
Tiennent  des  conciliabules  ; 
Voici  l'hiver;  voici  le  froid  ! 


iroilizoNs  piiocHAixs  207 

Elles  s'assemblent  par  centaines 
Se  concertant  pour  le  départ. 
L'une  dit  :  u  Oh  !  que  dans  Athènes 
Il  fait  bon  sur  le  vieux  rempart  ! 

«  Tous  les  ans  j'y  vais,  et  je  niche 
Aux  métopes  du  Parthénon. 
Mon  nid  bouche  dans  la  corniche 
Le  trou  d'un  boulet  de  canon.  » 

L'autre  :  «  J'ai  ma  petite  chambre 

A  Smyrne,  au  plafond  d'un  café. 

Les  Hadjis  comptent  leurs  grains  d'ambre 

Sur  le  ?euil  d'un  rayon  chauffé. 

«  J'entre  et  je  sors,  accoutumée 
Aux  blondes  vapeurs  des  chiboucks, 
Et,  parmi  des  flots  de  fumée 
Je  rase  turbans  et  tarbouchs.  » 

Celle-ci  :  «  J'habite  un  triglyphe 
Au  fronton  d'un  temple,  à  Balbeck. 
Je  m'y  suspends  avec  ma  griffe 
Sur  mes  petits  au  large  bec.  » 


208  LA  naturp:  chez  elle 

Celle-là  :  «  Voici  mon  adresse  : 
Rhode,  palais  des  Chevaliers  ; 
Chaque  hiver  ma  tente  s'y  dresse 
Au  chapiteau  des  noirs  piliers.  » 

La  cinquième  :  «  Je  ferai  halte, 
Car  l'Age  m'alourdit  un  peu, 
Aux  blanches  terrasses  de  Malte, 
Entre  l'eau  bleue  et  le  ciel  bleu.  » 

La  sixième  :  «  Qu'on  est  à  l'aise 
Au  Caire,  en  haut  des  minarets  ! 
J'empâte  un  ornement  de  glaise, 
Et  mes  quartiers  d'hiver  sont  prêts.  » 

«  A  la  seconde  cataracte. 

Fait  la  dernière,  j'ai  mon  n  id  ; 

J'en  ai  noté  la  place  exacte 

Dans  le  pschent  d'un  roi  de  granit .  » 

Toutes  :  «  Demain,  combien  de  lieues 
Auront  lilé  sous  notre  essai  m  ; 
Plaines  brunes,  pics  blancs,  mers  bleu  es 
Brodant  d'écume  leur  bassin  ?  » 


HOiUZOXS   PiiOClIAIXS  209 

Avec  cris  et  battements  d'ailes, 
Sur  la  moulure  aux  bords  étroits. 
Ainsi  jasent  les  hirondelles 
Voyant  venir  la  rouille  au  bois. 

Je  comprends  tout  ce  qu'elles  disent, 
Car  le  poète  est  un  oiseau  ; 
Mais,  captif,  ses  élans  se  brisent 
Contre  un  invisible  réseau  ! 

Des  ailes  !  des  ailes  !  des  ailes! 
Comme  dans  le  chant  de  Ruckert, 
Pour  voler  là-bas  avec  elles 
Au  soleil  d'or,  au  printemps  vert  ! 

La  veille,  on  les  voyait  tourbillonner  par 
milliers  avec  une  agitation  extraordinaire  ; 
le  lendemain,  on  n'en  voit  plus  une.  Elles 
sont  déjà  bien  loin,  les  rapides  voyageuses 
qui  défient  tous  les  moyens  de  vélocité  de 
l'homme,  locomotives  et  bateaux  à  vapeur, 
et  que  l'électincité  seule  peut  devancer.  Il 
était  temps  ;  la  mauvaise  saison  se  déclare 

18. 


210  LA   NATURE    GUE/    El.EE 

tout  à  coup.  Les  vents  se  déchaînent,  les  nua- 
ges crèvent,  et  la  tempête  secoue  les  arbres 
comme  pour  en  faire  tomber  les  feuilles 
couleur  de  safran  et  roug-ies  par  le  givre 
du  malin.  Les  insectes,  sentant  qu'ils  vont 
mourir,  s'occupent  activement  de  la  géné- 
ration future  de  leurs  enfants,  qu'ils  ne  doi- 
vent jamais  voir,  et  qui,  ne  connaissant  pas 
leurs  parents,  pourront  se  croire  les  fils 
directs  de  la  terre.  Admirable  sollicitude, 
maternité  désintéressée  qui  n'aura  pas  sa 
récompense!  Ils  enfouissent  leurs  œufs  dans 
le  milieu  le  plus  favorable,  av^ec  une  éton- 
nante sûreté,  dans  le  bois,  dans  la  terre, 
dans  l'eau,  dans  le  cadavre  d'un  animal, 
dans  les  poils  d'une  chenille,  dans  la  graine 
d'une  plante;  et  la  petite  larve,  enfant  pos- 
thume, trouvera  autour  d'elle  tout  ce  qui 
est  nécessaire  à  ses  développements  :  ses 
sommeils limbiques  seront  protégés  jusqu'au 
jour  où,  ses  métamorphoses  accomplies,  elle 
s'élancera  dans  la  vie  définitive  et  complète. 
L'éternel  mouvement  circulaire  des  généra- 


HORIZONS    PROOHAIXS  211 

lions  ne  s'arrêtera  pas.  De  l'hécatombe  sans 
fin  des  individus,  l'espèce  renaît  toujours 
vivace;  la  mort  n'est  que  le  fumier  fécond 
de  la  vie. 

Les  corbeaux,  les  corneilles,  les  pies  criail- 
lent aigrement  entre  les  branches  des  vieux 
arbres  dégarnis,  dont  la  robuste  armature, 
masquée  naguère  par  le  feuillage,  se  laisse 
voir  à  nu  comme  l'indication  anatomiqua 
d'un  dessin  de  maître.  L'œuvre  de  l'année 
est  finie,  en  apparence  du  moins;  car  déjà 
sous  le  sol  tout  travaille  et  fermente  sour- 
dement. Les  germes  des  choses  sentent  l'in- 
quiétude de  la  vie  prochaine. 

C'est  l'époque  où  la  Nature  peut  se  reti- 
rer chez  elle,  et,  comme  une  paysanne  à  la 
veillée,  écouter  en  filant  les  légendes  d'au- 
trefois, à  moins  qu'elle  ne  raconte  elle-même 
une  de  ces  merveilleuses  histoires  qu'elle 
sait  si  bien.  Mais  la  Nature  est  peu  par- 
leuse. Elle  se  fait  plutôt  comprendre  par  des 
images  que  par  des  phrases,  et  le  livre 
auquel  depuis  si  longtemps  elle  travaille  est 


212  LA    NATURE    CHEZ    ELLE 

comme  un  journal  d'illustrations  sans  texte. 
Pendant  ces  longues  soirées,  les  pieds  allon- 
gés vers  les  braises  du  foyer,  la  tête  appuyée 
sur  la  vieille  tapisserie  de  son  fauteuil,  elle 
médite  silencieusement,  et  bientôt  le  som- 
meil ferme  ses  paupières  attendries  ;  mais 
en  regardant  son  visage,  dont  la  beauté 
transparaît  sous  les  rides,  on  devine  au  sou- 
rire qui  voltige  sur  ses  lèvres  qu'elle  rêve 
de  printemps  et  d'amour. 


MENAGERIE 

INTIME 


MÉNAGERIE   INTIME 


TEMPS    ANCIENS 

On  a  souvent  fait  notre  caricature  :  ha- 
billé à  la  turque,  accroupi  sur  des  coussins, 
entouré  de  chats  dont  la  familiarité  ne 
craint  pas  de  nous  monter  sur  les  épaules 
et  même  sur  la  tête.  La  caricature  n'est  que 
l'exagération  de  la  vérité  ;  et  nous  devons 
avouer  que  nous  avons  eu  de  tout  temps 
pour  les  chats  en  particulier,  et  pour  les 
animaux  en  général,  une  tendresse  de  brah- 
mane ou  de  vieille  fille.  Le  grand  Byron 
traînait  toujours  après  lui  une  ménagerie, 
même  en  voyage,  et  il  fit  élever  un  tombeau 
avec  un  épitaphe  en  vers  de  sa  composition. 


216  MKXAiiERTE    INTIME 

dans  le  parc  de  l'abbaye  de  Newstead,  à 
son  fidèle  terre-neuve  Boastwain.  On  ne 
saurait  nous  accuser  d'imitation  pour  ce 
goût,  car  il  se  manifesta  chez  nous  à  un 
âge  où  nous  ne  connaissions  pas  encore 
notre  alphabet. 

Comme  un  homme  d'esprit  prépare  en  ce 
moment  une  Histoire  des  animaux  de  lettres, 
nous  écrivons  ces  notes  dans  lesquelles  il 
pourra  puiser,  en  ce  qui  concerne  nos  bêtes, 
des  documents  certains. 

Notre  plus  ancien  souvenir  de  ce  genre 
remonte  à  notre  arrivée  de  Tarbes  à  Paris. 
Nous  avions  alors  trois  ans,  ce  qui  rend 
difficile  à  croire  l'assertion  de  MM.  Mire- 
court  et  Vapereau,  prétendant  que  nous 
avons  fait  «  d'assez  mauvaises  études  » 
dans  notre  ville  natale.  Une  nostalgie  dont 
on  ne  croirait  pas  un  enfant  capable  s'em- 
para de  nous.  Nous  ne  parlions  que  patois, 
et  ceux  qui  s'exprimaient  en  français 
«  n'étaient  pas  des  nôtres.  »  Au  milieu  de 
la  nuit,  nous  nous  éveillions  en  demandant  si 


TEMPS    ANCIENS  217 

l'on  n'allait  pas  bientôt  partir  et  retourner 
au  pays. 

Aucune  friandise  ne  nous  tentait,  aucun 
joujou  ne  nous  amusait.  Les  tambours  et  les 
trompettes  ne  pouvaient  rien  sur  notre  mé- 
lancolie. Au  nombre  des  objets  et  des  êtres 
regrettés  figurait  un  chien  nommé  Cagnotte, 
qu'on  n'avait  pu  amener.  Cette  absence  nous 
rendait  si  triste  qu'un  matin,  après  avoir 
jeté  par  la  fenêtre  nos  soldats  de  plomb, 
notre  village  allemand  aux  maisons  peintur- 
lurées, et  notre  violon  du  rouge  le  plus  vif, 
nous  allions  suivre  le  même  chemin  pour 
retrouver  plus  vite  Tarbes,  les  Gascons  et 
Cagnotte.  On  nous  rattrapa  à  temps  par  la 
jaquette,  et  Joséphine,  notre  bonne,  eut 
ridée  de  nous  dire  que  Cagnotte,  s'ennuyant 
de  ne  pas  nous  voir,  arriverait  le  jour  même 
par  la  diligence.  Les  enfants  acceptent  l'in- 
vraisemblable avec  une  foi  naïve.  Rien  ne 
leur  paraît  impossible  ;  mais  il  ne  faut  pas 
les  tromper,  car  rien  ne  dérange  l'opiniâ- 
treté de  leur  idée  fixe.  De  quart  d'heure  en 

lu 


218  MÉNAGE IIIE    INTIME 

quart  d'heure,  nous  demandions  si  Cagnotte 
n'était  pas  venu  enfin.  Pour  nous  calmer, 
Joséphine  acheta  sur  le  Pont-Neuf  un  petit 
chien  qui  ressemblait  un  peu  au  chien  de 
Tarbes.  Nous  hésitions  à  le  reconnaître, 
mais  on  nous  dit  que  le  voyage  changeait 
beaucoup  les  chiens.  Cette  explication  nous 
satisfit,  et  le  chien  du  Pont-Neuf  fut  admis 
comme  un  Cagnotte  authentique.  Il  était 
fort  doux,  fort  aimable,  fort  gentil.  II  nous 
léchait  les  joues,  et  même  sa  langue  ne  dé- 
daignait pas  de  s'allonger  jusqu'aux  tartines 
de  beurre  qu'on  nous  taillait  pour  notre 
goûter.  Nous  vivions  dans  la  meilleure  intel- 
ligence. Cependant,  peu  à  peu,  le  faux  Ca- 
gnotte devint  triste,  gêné,  empêtré  dans  ses 
mouvements.  Il  ne  se  couchait  plus  en  rond 
qu'avec  peine,  perdait  toute  sa  joyeuse  agi- 
lité, avait  la  respiration  courte,  ne  man- 
geait plus.  Un  jour,  en  le  caressant,  nous 
sentîmes  une  couture  sur  son  ventre 
fortement  tendu  et  ballonné.  Nous  appelâ- 
mes notre  bonne.  Elle  vint,  prit  des  ciseaux^ 


TEMPS    AXCrEXS  21f) 

coupa  le  fil  ;  et  CagiioLte,  dépouillé  d'une 
espèce  de  paletot  en  peau  d'agneau  frisée, 
dont  les  marchands  du  Pont-Neuf  l'avaient 
revêtu  pour  lui  donner  l'apparence  d'un 
caniche,  se  révéla  dans  toute  sa  misère  et  sa 
laideur  de  chien  des  rues,  sans  race  ni  va- 
leur. Il  avait  grossi,  et  ce  vêtement  étriqué 
l'étouffait  ;  débarrassé  de  celte  carapace,  il 
secoua  les  oreilles,  étira  ses  membres  et  se 
mit  à  gambader  joyeusement  par  la  cham- 
bre, s'inquiétant  peu  d'être  laid,  pourvu 
qu'il  fût  à  son  aise.  L'appétit  lui  revint  et  il 
compensa  par  des  qualités  morales  son  ab- 
sence de  beauté.  Dans  la  société  de  Cagnotte 
qui  était  un  vrai  enfant  de  Paris,  nous  per- 
dîmes peu  à  peu  le  souvenir  de  Tarbes  et 
des  hautes  montagnes  qu'on  apercevait  de 
notre  fenêtre  ;  nous  apprîmes  le  français 
et  nous  devînmes,  nous  aussi,  un  vrai  Pari- 
sien. 

Qu'on  ne  croie  pas  que  ce  soit  là  une  his- 
toriette inventée  à  plaisir  pour  amuser  le 
lecteur.  Le  fait  est  rigoureusement  exact  et 


220  MÉNAGERIE    INTIME 

montre  que  les  marchands  de  chiens  de  ce 
temps-là  étaient  aussi  rusés  que  des  maqui- 
gnons, pour  parer  leurs  sujets  et  tromper 
le  bourgeois. 

Après  la  mort  de  Cagnotte,  notre  goût  se 
porta  vers  les  chats,  comme  plus  sédentai- 
res et  plus  amis  du  foyer.  Nous  n'entrepren- 
drons pas  leur  histoire  détaillée.  Des  dynas- 
ties de  félins,  aussi  nombreuses  que  les  dynas- 
ties des  rois  égyptiens,  se  succédèrent  dans 
notre  logis  ;  des  accidents,  des  fuites,  des 
morts,  les  emportèrent  les  uns  après  les  au- 
tres. Tous  furent  aimés  et  regrettés.  Mais 
la  vie  est  faite  d'oubli,  et  la  mémoire  des 
chats  s'efface  comme  celle  des  hommes. 

Cela  est  triste,  que  l'existence  de  ces 
humbles  amis,  de  ces  frères  inférieurs,  ne 
soit  pas  proportionnée  à  celle  de  leurs  maî- 
tres. 

Après  avoir  mentionné  une  vieille  chatte 
grise  qui  prenait  parti  pour  nous  contre  nos 
parents  et  mordait  les  jambes  de  notre  mère 
lorsqu'elle  nous  grondait  ou  faisait  mine  de 


TEMPS   ANCIENS  221 

nous  corriger,  nous  arriverons  à  Childe- 
brand,  un  cliat  de  l'époque  romantique.  On 
devine,  à  ce  nom,  l'envie  secrète  de  contre- 
carrer Boileau,  que  nous  n'aimions  pas  alors 
et  avec  qui  nous  avons  depuis  fait  la  paix. 
Nicolas  ne  dit-il  point  : 

0  le  plaisant  projet  d'un  poète  ignorant 
Qui  de  tant  de  héros  va  choisir  Childebrand  ! 

Il  nous  semblait  qu'il  ne  fallait  pas  être 
si  ignorant  que  cela  pour  aller  choisir  un 
héros  que  personne  ne  connaissait.  Childe- 
brand nous  paraissait  d'ailleurs,  un  nom 
très  chevelu,  très  mérovingien,  on  ne  peut 
plus  moyen  âge  et  gothique,  et  fort  préféra- 
ble à  un  nom  grec,  Agamemnon,  Achille, 
Idoménée,  Ulysse,  ou  tout  autre.  Telles 
étaient  les  mœurs  du  temps,  parmi  la  jeu- 
nesse du  moins,  car  jamais,  pour  nous  ser- 
vir de  l'expression  employée  dans  la  notice 
des  fresques  extérieures  de  Kaulbach  à  la 
pinacothèque  de  Munich,  jamais  l'hydre  du 
pen^quinisnie  ne  dressa  tètes  plus  hérissées; 

19. 


'222  :\[KXA<iEinE  txtimk 

et  les  classiques,  sans  doute,  appelaient  leurs 
chats  Hector,  Ajax,  ou  Patrocle.  Childebrand 
était  un  magnifique  chat  de  gouttière  a  poil 
ras,  fauve  et  rayé  de  noir,  comme  le  panta- 
lon de  Saltabadil  dans  Le  Roi  s'amuse.  Il 
avait,  avec  ses  grands  yeux  verts  coupés  en 
amande  et  ses  bandes  régulières  de  velours, 
un  faux  air  de  Ligre  qui  nous  plaisait  ;  — 
les  chats  sont  les  tigres  des  pauvres  diables, 
—  avons-nous  écrit  quelque  part.  Childe- 
brand eut  cet  honneur  de  tenir  une  place 
dans  nos  vers,  toujours  pour  taquiner  Boi- 
leau  : 

Puis  je  te  décrirai  ce  tableau  de  Rembrandt 
Qui  me  lit  tant  plaisir  ;  et  mon  chat  Childebrand, 
Sur  mes  genoux  posé  selon  son  habitude, 
Levant  sur  moi  la  tète  avec  inquiétude, 
Suivra  les  mouvements  de  mon  doigt  qui  dans  Tair 
Esquisse  mon  récit  pour  le  rendre  plus  clair. 

Childebrand  vient  là  fournir  une  bonne 
rime  à  Rembrandt,  car  cette  pièce  est  une 
espèce  de  profession  de  foi  romantique  à  un 
ami,  mort  depuis,   et   alors   aussi   enthou- 


TEMPS    ANCIENS  223 

siaste  que  nous  de  Victor  Hugo,  de  Sainte- 
Beuve  et  d'Alfred  de  Musset. 

Comme  don  Ruy  Gomez  de  Silva  faisant 
à  don  Carlos  impatienté  la  nomenclature  de 
ses  aïeux  à  partir  de  don  Silvius  «c  qui  fut 
trois  fois  consul  de  Rome  »,  nous  serons 
forcé  de  dire,  à  propos  de  nos  chats  :  «  J'en 
passe  et  des  meilleurs  »,  et  nous  arriverons 
à  Madame-Théophile,  une  chatte  rousse  à 
poitrail  blanc,  à  nez  rose  et  à  prunelles 
bleues,  ainsi  nommée  parce  qu'elle  vivait 
avec  nous  dans  une  intimité  tout  à  fait  con- 
jugale, dormant  sur  le  pied  de  notre  lit, 
rêvant  sur  le  bras  de  notre  fauteuil,  pen- 
dant que  nous  écrivions,  descendant  au  jar- 
din pour  nous  suivre  dans  nos  promenades, 
assistant  à  nos  repas  et  interceptant  parfois 
le  morceau  que  nous  portions  de  notre 
assiette  à  notre  bouche. 

Un  jour,  un  de  nos  amis,  partant  pour 
quelques  jours,  nous  confia  son  perroquet 
pour  ea  avoir  soin  tant  que  durerait  son 
absence.  L'oiseau  se  sentant  dépaysé  était 


'224  MÉNAGERIE   INTIME 

monté,  à  l'aide  de  son  bec,  jusqu'au  haut  de 
son  perchoir  et  roulait  autour  de  lui,  d'un  air 
Passablement  effaré,  ses  yeux  semblables  à 
des  clous  de  fauteuil,  en  fronçant  les  membra- 
nes blanches  qui  lui  servaient  de  paupières. 
Madame-Théophile  n'avait  jamais  vu  de  per- 
roquet; et  cet  animal,  nouveau  pour  elle, 
lui  causait  une  surprise  évidente.  Aussi  im- 
mobile qu'un  chat  embaumé  d'Egypte  dans 
son  lacis  de  bandelettes,  elle  regardait  l'oi- 
seau avec  un  air  de  méditation  profonde» 
rassemblant  toutes  les  notions  d'histoire  na- 
turelle qu'elle  avait  pu  recueillir  sur  les 
toits,  dans  la  cour  et  le  jardin.  L'ombre  de 
ses  pensées  passait  par  ses  prunelles  chan- 
geantes et  nous  pûmes  y  lire  ce  résumé  de 
son  examen  :  «.  Décidément  c'est  un  poulet 
vert.  » 

Ce  résultat  acquis,  la  chatte  sauta  à  bas 
de  la  table  où  elle  avait  établi  son  observa- 
toire et  alla  se  raser  dans  un  coin  de  la 
chambre,  le  ventre  à  terre,  les  coudes  sortis, 
la  tête  basse,  le  ressort  de  l'échiné  tendu, 


TEMPS   ANCIENS  220 

comme  la  panthère  noire  du  tableau  de  Gé- 
rorae,  guettant  les  gazelles  qui  vont  se  désal- 
térer au  lac. 

Le  perroquet  suivait  les  mouvements  de 
la  chatte  avec  une  inquiétude  fébrile;  il 
hérissait  ses  plumes,  faisait  bruire  sa  chaîne, 
levait  une  de  ses  pattes  en  agitant  les  doigts, 
et  repassait  son  bec  sur  le  bord  de  sa  man- 
geoire. Son  instinct  lui  révélait  un  ennemi 
méditant  quelque  mauvais  coup. 

Quant  aux  yeux  de  la  chatte,  fixés  sur 
l'oiseau  avec  une  intensité  fascinatrice,  ils 
disaient  dans  un  langage  que  le  perroquet 
entendait  fort  bien  et  qui  n'avait  rien  d'am- 
bigu: «  Quoique  vert,  ce  poulet  doit  être 
bon  à  manger,  j) 

Nous  suivions  cette  scène  avec  intérêt, 
prêt  à  intervenir  quand  besoin  serait.  Ma- 
dame-Théophile s'était  insensiblement  rap- 
prochée :  son  nez  rose  frémissait,  elle 
fermait  à  demi  les  yeux,  sortait  et  rentrait 
ses  griffes  contractiles.  De  petits  frissons 
lui  couraient  sur  l'échiné,  comme  à  un  gour- 


2"-26  MÉNAGERIE    INTIM]", 

met  qui  va  se  mettre  à  table  devant  une 
poularde  truffée  ;  elle  se  délectait  à  l'idée 
du  repas  succulent  et  rare  qu'elle  allait 
faire.  Ce  mets  exotique  chatouillait  sa  sen- 
sualité. 

Tout  à  coup  son  dos  s'arrondit  comme  un 
arc  qu'on  tend,  et  un  bond  d'une  vigueur 
élastique  la  fit  tomber  juste  sur  le  perchoir. 
Le  perroquet  voyant  le  péril,  d'une  voix  de 
basse,  grave  et  profonde  comme  celle  de 
M.  Joseph  Prudhomme,  cria  soudain  :  «  As- 
tu  déjeûné,  Jacquot?  » 

Cette  phrase  causa  une  indicible  épou- 
vante à  la  chatte,  qui  fit  un  saut  en  arrière. 
Une  fanfare  de  trompette,  une  pile  de  vais- 
selle se  brisant  à  terre,  un  coup  de  pistolet 
tiré  à  ses  oreilles,  n'eussent  pas  causé  à  l'a- 
nimal félin  une  plus  vertigineuse  terreur. 
Toutes  ces  idées  ornithologiques  étaient 
renversées. 

«  Et  de  quoi?  —  De  rùli  du  roi  )>,  —  con- 
tinua le  perroquet. 

La  physionomie  de  la  chatte  exprima  clai- 


TEMPS    ANCIENS  '2^2  ( 

rement  :  «  Ce  n'est  pas  un  oiseau,  c'est  un 
monsieur,  il  parle!  » 

Quant  j'ai  bu  du  vin  clairet, 
Tout  tourne,  tout  tourne  au  cabaret. 

chanta  l'oiseau  avec  des  éclats  de  voix  as- 
sourdissants, car  il  avait  compris  que  l'effroi 
causé  par  sa  parole  était  son  meilleur  moyen 
de  défense.  La  chatte  nous  jeta  un  coup 
d'œil  plein  d'interrogation,  et,  notre  réponse 
ne  la  satisfaisant  pas,  elle  alla  se  blottir 
sous  le  lit,  d'où  il  fut  impossible  de  la  faire 
sortir  de  la  journée.  Les  gens  qui  n'ont  pas 
l'habitude  de  vivre  avec  les  bêtes,  et  qui  ne 
voient  en  elles,  comme  Descartes,  que  de 
pures  machines,  ci^oiront  sans  doute  que 
nous  prêtons  des  intentions  au  volatile  et  au 
quadrupède.  Nous  n'avons  fait  que  traduire 
fidèlement  leurs  idées  en  langage  humain. 
Le  lendemain,  Madame-Théophile j  un  peu 
rassurée,  essaya  une  nouvelle  tentative  re- 
poussée de  même.  Elle  se  le  tint  pour  dit, 
acceptant  l'oiseau  pour  un  homme. 


228  MÉNAGERIE   INTIME 

Cette  délicate  et  charmante  bête  adorait  les 
parfums.  Le  patchouli,  le  vétiver  des  cache- 
mires, la  jetaient  en  des  extases.  Elle  avait 
aussi  le  goût  de  la  musique.  Grimpée  sur 
une  pile  de  partitions,  elle  écoutait  fort  at- 
tentivement et  avec  des  signes  visibles  de 
plaisir  les  cantatrices  qui  venaient  s'essayer 
au  piano  du  critique.  Mais  les  notes  aiguës 
la  rendaient  nerveuse,  et  au  la  d'en  haut 
elle  ne  manquait  jamais  de  fermer  avec  sa 
patte  la  bouche  de  la  chanteuse.  C'est  une 
expérience  qu'on  s'amusait  à  faire,  et  qui  ne 
manquait  jamais.  Il  était  impossible  de  trom- 
per sur  la  note  cette  chatte  dilettante. 


Il 


DYNASTIE    BLANCHE 


Arrivons  à  des  époques  plus  modernes. 
D'un  chat  rapporté  delà  Havane  par  M"®  Aïta 
de  la  Penuela,  jeune  artiste  espagnole  dont 
les  études  d'angoras  blancs  ont  orné  et  or- 
nent encore  les  devantures  des  marchands 
d'estampes,  nous  vint  un  petit  chat,  mignon 
au  possible,  qui  ressemblait  à  ces  houppes 
de  cygne  qu'on  trempe  dans  la  poudre  de 
riz.  A  cause  de  sa  blancheur  immaculée  il 
reçut  le  nom  de  Pierrot  qui,  lorsqu'il  fut 
devenu  grand,  s'allongea  en  celui  de  Don- 
Pierrot-de-Navarre,  infiniment  plus  majes- 
tueux, et  qui  sentait  la  grandesse.  Don  Pier- 
rot, comme  tous  les  animaux  dont  on  .s'oc- 
cupe et  que  l'on  gâte,  devint  d'une  amabilité 
charmante.  Il  participait  à  la  vie  de  la  mai- 
son avec  ce  bonheur  que  les  chats  trouvent 

21 


230  MKXAGEUIE    INTIME 

dans  l'intimité  du  foyer.    Assis  à  sa   place 
habituelle,  tout  près  du  feu,  il  avait  vrai- 
ment l'air  de  comprendre  les  conversations 
et  de  s'y  intéresser.  Il  suivait  des  yeux   les 
interlocuteurs,  poussant  de  temps  à  autre 
de  petits  cris,  comme  s'il  eût  voulu  faire 
des  objections  et  donner,  lui  aussi,  son  avis 
sur  la  littérature,  sujet  ordinaire  des  entre- 
tiens. Il  aimait  beaucoup  leslivres,  et  quand 
il  en  trouvait  un  ouvert  sur  une  table,  il  se 
couchait  dessus,  regardait  attentivement  la 
pag-c  et  tournait  les  feuillets  avec  ses  griffes  ; 
puis  il  finissait  par  s'endormir,   comme  s'il 
eût,  en  effet,  lu  un  roman   à  la  mode.    Dès 
que  nous  prenions  la  plume,  il  sautait  sur 
notre  pupitre  et  regardait  d'un  air  d'atten- 
tion profonde  le  bec  de  fer  semer  de  pattes 
de  mouches  le  champ  de  papier,  faisant  un 
mouvement  de  tête  à  chaqueretour  de  ligne. 
Quelquefois  il  essayait  de  prendre  part    à 
not^e  travail  et  tâchait  de  nous   retirer  la 
plume  de  la  main,  sans  doute  pour  écrire  à 
son  tour,   car   c'était   un     chat    esthétique 


DYNASTIE    r.LAXCHE  '2ol 

comme  le  chat  Murr  d'Hoffmann  ;  et  nous 
le  soupçonnons  fort  d'avoir  griffonné  des 
mémoires,  la  nuit,  dans  quelque  gouttière, 
à  la  lueur  de  ses  prunelles  phosphoriques. 
Malheureusement  ces  élucubrations  sont  per- 
dues. 

Don-Pierrot-de-Navarre  ne  se  couchait 
pas  que  nous  fussions  rentré.  Il  nous  atten- 
dait au  dedans  de  la  porte  et,  dès  notre  pre- 
mier pas  dans  l'antichambre,  il  se  frottait  à 
nos  jambes  en  faisant  le  gros  dos,  avec  un 
ronron  amical  et  joyeux.  Puis  il  se  mettait  à 
marcher  devant  nous,  nous  précédant 
comme  un  page,  et,  pour  peu  que  nous  l'en 
eussions  prié,  il  nous  eût  tenu  le  bougeoir. 
Il  nous  conduisait  ainsi  à  la  chambre  à  cou- 
cher, attendait  que  nous  fussions  déshabillé, 
puis  il  sautait  sur  notre  lit,  nous  prenait  le 
col  entre  ses  pattes,  nous  poussait  le  nez 
avec  le  sien,  nous  léchait  de  sa  petite  lan- 
gue rose,  âpre  comme  une  lime,  en  pous- 
sant de  petits  cris  inarticulés,  exprimant  de 
la  façon  la  plus  claire  sa  satisfaction  de  nous 


233  ^rÉNACtERIE    INTIME 

revoir.  Puis,  quand  ses  tendresses  étaient 
calmées  et  l'heure  du  sommeil  venue,  il  se 
perchait  sur  le  dossier  de  sa  couchette  et 
dormait  là  en  équilibre,  comme  un  oiseau 
sur  la  branche.  Dès  que  nous  étions  éveillé, 
il  venait  s'allonger  près  de  nous  jusqu'à 
l'heure  de  notre  lever. 

Minuit  était  l'heure  que  nous  ne  devions 
pas  dépasser  pour  rentrer  à  la  maison. 
Pierrot  avait  là-dessus  des  idées  de  con- 
cierge. Dans  ce  temps-là  nous  avions  formé, 
entre  amis,  une  petite  réunion  du  soir  qui 
s'appelait  <i  la  Société  des  quatre  chan- 
delles »,  le  luminaire  du  lieu  étant  com- 
posé, en  effet,  de  quatre  chandelles  fichées 
dans  des  flambeaux  d'argent  et  placées  aux 
quatre  coins  de  la  table.  Quelquefois  la 
conversation  s'animait  tellement  qu'il  nous 
arrivait  d'oublier  l'heure,  au  risque,  comme 
Cendrillon,  de  voir  notre  carrosse  changé 
en  écorce  de  potiron  et  notre  cocher  en 
maître  rat.  Pierrot  nous  attendit  deux  ou 
trois  fois  jusqu'à  deux  heures  du  matin; 


DYNASTIE    BLANCHE  233 

mais,  à  la  longue,  notre  conduite  lui  déplut, 
et  il  alla  se  coucher  sans  nous.  Cette  pro- 
testation muette  contre;  notre  innocent  dé- 
sordre nous  toucha,  et  nous  revinnies  désor- 
mais régulièrement  à  minuit.  Mais  Pierrot 
nous  tint  longtemps  rancune  ;  il  voulut 
voir  si  ce  n'était  pas  un  faux  repentir  ;  mais 
quand  il  fut  convaincu  de  la  sincérité  de 
notre  conversion,  il  daigna  nous  rendre  ses 
bonnes  grâces,  et  reprit  son  poste  nocturne 
dans  l'antichambre. 

Conquérir  l'amitié  d'un  chat  est  chose 
difficile.  C'est  une  bête  philosophique,  ran- 
gée, tranquille,  tenant  à  ses  habitudes, 
amie  de  l'ordre  et  de  la  propreté,  et  qui  ne 
place  pas  ses  affections  à  l'étourdie  :  il  veut 
bien  être  votre  ami,  si  vous  en  êtes  digne, 
mais  non  pas  votre  esclave.  Dans  sa  ten- 
dresse il  garde  son  libre  arbitre,  et  il  ne 
fera  pas  pour  vous  ce  qu'il  juge  déraison- 
nable; mais  une  fois  qu'il  s'est  donné  à 
vous,  quelle  confiance  absolue,  quelle  fidé- 
lité d'affection  1  11  se  fait  le  compagnon  de 

2Ui 


*334  >rKNA(TEPJE    TXTIMK 

VOS  heures  de  solitude^  de  mélancolie  et 
de  travail.  Il  reste  des  soirées  entières  sur 
votre  genou,  filant  son  rouet,  heureux  d'ê- 
tre avec  vous  et  délaissant  la  compagnie 
des  animaux  de  son  espèce.  En  vain,  des 
miaulements  retentissent  sur  le  toit,  l'appe- 
lant à  une  de  ces  soirées  de  chats  où  le  thé 
est  remplacé  par  du  jus  de  hareng-saur, 
il  ne  se  laisse  pas  tenter  et  prolonge  avec 
vous  sa  veillée.  Si  vous  le  posez  à  terre, 
il  regrimpe  bien  vite  à  sa  place  avec  une 
sorte  de  roucoulement  qui  est  comme  un 
doux  reproche.  Quelquefois,  posé  devant 
vous,  il  vous  regarde  avec  des  yeux  si  fon- 
dus, si  moelleux,  si  caressants  et  si  hu- 
mains, qu'on  en  est  presque  effrayé;  car  il 
est  impossible  de  supposer  que  la  pensée  en 
soit  absente. 

Don-Pierrol-de-Navarre  eut  une  compa- 
gne de  même  race,  et  non  moins  blanche 
que  lui.  Tout  ce  que  nous  avons  entassé  de 
comparaisons  neigeuses  dans  la  Symphonie 
en  blanc  majeur  ne  suffirait  pas  à   donner 


DYNASTIE    BLAXCHK  '^oH 

une  idée  de  ce  pelage  immaculé,  qui  eût 
fait  paraître  jaune  la  fourrure  derhermino. 
On  la  nomma  Séraphita,  en  mémoire  du 
roman  swedenborgien  de  Balzac.  Jamais 
l'héroïne  de  cette  légende  merveilleuse, 
lorsqu'elle  escaladait  avec  Minna  les  cimes 
couvertes  de  neiges  du  Falberg,  ne  rayonna 
d'une  blancheur  plus  pure.  Séraphita  avait 
un  caractère  rêveur  et  contemplatif.  Elle 
restait  de  longues  heures  immobile  sur  un 
coussin,  ne  dormant  pas,  et  suivant  des 
yeux,  avec  une  intensité  extrême  d'atten- 
tion, des  spectacles  invisibles  pour  les  sim- 
ples mortels.  Les  caresses  lui  étaient  agréa- 
bles ;  mais  elle  les  rendait  d'une  manière 
très  réservée,  et  seulement  à  des  gens 
qu'elle  favorisait  de  son  estime,  difficile- 
ment accordée.  Le  luxe  lui  plaisait,  et 
c'était  toujours  sur  le  fauteuil  le  plus 
frais,  sur  le  morceau  d'étoffe  le  plus  pro- 
pre à  faire  ressortir  son  duvet  de  cy- 
gne, qu'on  était  sûr  de  la  trouver.  Sa 
toilette   lui   prenait  un   temps  énorme  ;  sa 


236  MÉNAGERIE    INTIME 

fourrure  était  lissée  soigneusement  tous  les 
matins.  Elle  se  débarbouillait  avec  sa  patte; 
et  chaque  poil  de  sa  toison  brossé  avec  sa 
langue  rose,  reluisait  comme  de  l'argent 
neuf.  Quand  on  la  touchait,  elle  effaçait 
tout  de  suite  les  traces  du  contact,  ne 
pouvant  souffrir  d'être  ébouriffée.  Son  élé- 
gance, sa  distinction  éveillaient  une  idée 
d'aristocratie  ;  et  dans  sa  race,  elle  était  au 
moins  duchesse.  Elle  raffolait  des  parfums, 
plongeait  son  nez  dans  les  bouquets,  mor- 
dillait, avec  de  petits  spasmes  de  plaisir, 
les  mouchoirs  imprégnés  d'odeur  ;  se  pro- 
menait sur  la  toilette  parmi  les  flacons 
d'essence,  flairant  les  bouchons  ;  et,  si  on 
l'eût  laissé  faire,  elle  se  fût  volontiers  mis 
de  la  poudre  de  riz.  Telle  était  Séraphita  ; 
et  jamais  chatte  ne  justifia  mieux  un  nom 
plus  poétique. 

A  peu  près  vers  cette  époque,  deux  de 
ces  prétendus  matelots  qui  vendent  des 
couvertures  bariolées,  des  mouchoirs  en 
fibres  d'ananas  et  autres  denrées  exotiques, 


DYNASTIE    BLANCHE  237 

passèrent  par  notre  rue  de  Longchanips.  Ils 
avaient  dans  une  petite  cage  deux  rats 
blancs  de  Norwège  avec  des  yeux  roses  les 
plus  jolis  du  monde.  En  ce  temps-là,  nous 
avions  le  goût  des  animaux  blancs;  et  jus- 
qu'à notre  poulailler  était  peuplé  de  poules 
exclusivement  blanches.  Nous  achetâmes 
les  deux  rats  ;  et  on  leur  construisit  une 
grande  cage  avec  des  escaliers  intérieurs 
menant  aux  différents  étages,  des  man- 
geoires, des  chambres  à  coucher,  des  tra- 
pèzes pour  la  gymnastique.  Ils  étaient  là, 
certes,  plus  à  l'aise  et  plus  heureux  que  le 
rat  de  La  Fontaine  dans  son  fromage  de 
Hollande. 

Ces  gentilles  bêtes  dont  on  a,  nous  ne 
savons  pourquoi,  une  horreur  puérile,  s'ap- 
privoisèrent bientôt  de  la  façon  la  plus 
étonnante,  lorsqu'elles  furent  certaines  qu'on 
ne  leur  voulait  point  de  mal.  Elles  se  lais- 
saient caresser  comme  des  chats,  et,  vous 
prenant  le  doigt  entre  leurs  petites  mains 
roses  d'une délicaitesse  idéale,  vous  lécl^aient 


238  :vrKNAGERTE  T^■TI^[E 

amicalement.  On  les  lâchait  ordinairement 
à  la  fin  des  repas;  elles  vous  montaient  sur 
les  bras,  sur  les  épaules,  sur  la  tète,  en- 
traient et  ressortaient  par  les  manches  des 
robes  de  chambre  et  des  vestons,  avec  une 
adresse  et  une  agilité  singulières.  Tous  ces 
exercices,  exécutés  très  gracieusement, 
avaient  pour  but  d'obtenir  la  permission  de 
fourrager  les  restes  du  dessert  ;  on  les  posait 
alors  sur  la  table  :  en  un  clin  d'oeil  le  rat 
et  la  rate  avaient  déménagé  les  noix,  les 
noisettes,  les  raisins  secs  et  les  morceaux 
de  sucre.  Rien  n'était  plus  amusant  à  voir 
que  leur  air  empressé  et  furtif,  et  que  leur 
mine  attrapée  quand  ils  arrivaient  au  bord 
de  la  nappe  ;  mais  on  leur  tendait  une  plan- 
chette aboutissant  à  leur  cage,  et  ils  emma- 
ganisaient  leurs  richesses  dans  leur  garde- 
manger.  Le  couple  se  multiplia  rapidement  ; 
et  de  nombreuses  familles  d'une  égale  blan- 
cheur descendirent  et  montèrent  les  petites 
échelles  de  la  cage.  Nous  nous  vîmes  donc 
à  la  tète  d'une  trentaine  de    rats    tellement 


DYNASTIE    BLANCHE  239 

privés  que,  lorsqu'il  faisait  froid,  ils  se 
fourraient  dans  nos  poches  pour  avoir 
chaud  et  s'y  tenaient  tranquilles.  Quel- 
quefois nous  faisions  ouvrir  les  portes 
de  celte  Ratopolis,  et,  montant  au  der- 
nier étage  de  notre  maison,  nous  faisions 
entendre  un  petit  sifflement  bien  connu  de 
nos  élèves.  Alors  les  rais,  qui  franchissent 
difficilement  des  marches  d'escalier,  se  his- 
saient par  un  balustre,  empoignaient  la 
rampe,  et,  se  suivant  à  la  file  avec  un  équi- 
libre acrobatique,  gravissaient  ce  chemin 
étroit  que  parfois  les  écoliers  descendent  à 
califourchon,  et  venaient  nous  retrouver,  en 
poussant  de  petits  cris  et  en  manifestant 
la  joie  la  plus  vive.  Maintenant,  il  faut 
avouer  un  béotisme  de  notre  part  :  à  force 
d'enlendre  dire  que  la  queue  des  rats  res- 
semblait à  un  ver  rouge  et  déparait  la 
gentillesse  de  l'animal,  nous  choisîmes  une 
de  nos  jeunes  bestioles  et  nous  lui  coupâ- 
mes avec  une  pelle  rouge  cet  appendice  tant 
crîtiquéi    Le   petit   rat  supporta  très   bien 


240  MÉNAGERIE    INTIME 

Topera tion,  se  développa  heureusement  et 
devint  un  maître  rat  à  moustaches  ;  mais, 
quoique  allégé  du  prolongement  caudal,  il 
était  bien  moins  agile  que  ses  camarades  ; 
il  ne  se  risquait  à  la  gymnastique  qu'avec 
prudence  et  tombait  souvent.  Dans  les  ascen- 
sions le  long  de  la  rampe,  il  était  toujours 
le  dernier.  Il  avait  l'air  de  tâter  la  corde 
comme  un  danseur  sans  balancier.  Nous 
comprîmes  alors  de  quelle  utilité  la  queue 
était  aux  rats;  elle  leur  sert  à  se  tenir  en 
équilibre  lorsqu'ils  courent  le  long  des  corni- 
ches et  des  saillies  étroites.  Ils  la  portent  à 
droite  ou  à  gauche  pour  se  faire  contre-poids 
alors  qu'ils  penchent  d'un  côté  ou  d'un  autre. 
De  là  ce  perpétuel  frétillement  qui  semble 
sans  cause.  Mais  quand  on  observe  attenti- 
vement la  nature,  on  voit  qu'elle  ne  fait  rien 
de  superflu,  et  qu'il  faut  mettre  beaucoup 
de  réserve  à  la  corriger. 

Vous  vous  demandez  sans  doute  comment 
des  chats  et  des  rats,  espèces  si  antipathi- 
ques et   dont  Tune  sert  de  proie  à  l'autre. 


DYNASTIE   BLANCHE  "241 

pouvaient  vivre  ensemble  ?  Ils  s'accordaient 
le  mieux  du  monde.  Les  chats  faisaient  patte 
de  velours  aux  rats,  qui  avaient  déposé 
toute  méfiance.  .Jamais  il  n^y  eut  perfidie  de 
la  part  des  félins,  et  les  rongeurs  n'eurent 
pas  à  regretter  un  seul  de  leurs  camarades. 
Don-Pierrot-de-Navarre  avait  pour  eux  l'a- 
mitié la  plus  tendre.  Il  se  couchait  près  de 
leur  cage  et  les  regardait  jouer  des  heures 
entières.  Et  quand,  par  hasard,  la  porte  de 
la  chambre  était  fermée,  il  grattait  et  miau- 
lait doucementpour  se  faire  ouvrir  et  rejoin- 
dre ses  petits  amis  blancs,  qui,  souvent, 
venaient  dormir  tout  près  de  lui.  Séraphita, 
plus  dédaigneuse  et  à  qui  l'odeur  des  rats, 
trop  fortement  musquée,  ne  plaisait  pas,  ne 
prenait  point  part  à  leurs  jeux,  mais  elle  ne 
leur  faisait  jamais  de  mal  et  les  laissait 
tranquillement  passer  devant  elle  sans  allon- 
ger sa  griffe. 

La  fin  de  ces  rats  fut  singulière.  Un  jour 
d'été  lourd,  orageux,  où  le  thermomètre 
était   près   d'atteindre  les  quarante  degrés 

21 


242  MÈNAiiEKlE    IXl'J.ME 

du  Sénégal,  on  avait  placé  leur  cage  dans 
le  jardin  sous  une  tonnelle  festonnée  de 
"vigne,  car  ils  semblaient  souffrir  beaucoup 
de  la  chaleur.  La  tempête  éclala  avec  éclairs, 
pluie,  tonnerre  et  rafales.  Les  grands  peu- 
pliers du  bord  de  la  rivière  se  courbaient 
comme  des  joncs;  et,  armé  d'un  parapluie 
que  le  vent  retournait,  nous  nous  prépa- 
rions à  aller  chercher  nos  rats,  lorsqu'un 
éclair  éblouissant,  qui  semblait  ouvrir  les 
profondeurs  du  ciel,  nous  arrêta  sur  la  pre- 
mière marche  qui  descend  de  la  terrasse  au 
parterre. 

Un  coup  de  foudre  épouvantable,  plus 
fort  que  la  détonation  de  cent  pièces  d'ar- 
tillerie, suivit  l'éclair  presque  instantané- 
ment, et  la  commotion  fut  si  violente  que 
nous  fûmes  à  demi  renversé. 

L'orage  se  calma  un  peu  après  cette  ter- 
rible explosion  ;  mais,  ayant  gagné  la  ton- 
nelle, nous  trouvâmes  les  trente-deux  rats, 
les  pattes  en  l'air,  foudroyés  du  même 
coup. 


DYNASTIE    r.LAXCTIE  248 

Les  fils  de  fer  de  leur  cage  avaient  sans 
doute  attiré  et   conduit  le  fluide  électrique. 

Ainsi  moururent  tous  ensemble,  comme 
ils  avaient  vécu,  les  trente-deux  rats  de 
Norwège,  mort  enviable,  rarement  accordée 
par  le  destin  ! 


III 


DYNASTIE    NOIRE 


Don-Pierrot-de-Navarre,  comtne  origi- 
naire de  la  Havane,  avait  besoin  d'une  teni- 
péralurede  serre  chaude.  Cette  température, 
il  la  trouvait  au  logis;  mais  autour  de  l'ha- 
bitation s'étendaient  de  vastes  jardins,  sépa- 
rés par  des  claires-voies  capables  de  don- 
ner passage  à  un  chat,  et  plantés  de  grands 
arbres  où  pépiaient,  gazouillaient,  chantaient 
des  essaims  d'oiseaux;  et  parfois  Pierrot, 
profitant  d'une  porte  entr'ouverte,  sortait 
le  soir,  en  se  mettant  en  chasse,  courant  à 
travers  le  gazon  et  les  fleurs  iiuraides  de 
rosée.  Il  lui  fallait  attendre  le  jour  pour 
rentrer,  car,  bien  qu'il  vînt  miauler  sous  les 
fenêtres,  son  appel  n'éveillait  pas  toujours 
les  dormeurs  de  la  maison.  Il  avait  la  poi- 
trine délicatej  et  prit,  une  nuit  plus  froide 


DYNASTIE    XOlllE  'J45 

que  les  autres,  un  rhuaie  qui  dégénéra  bien- 
tôt en  phtisie.  Le  pauvre  Pierrot  au  bout 
d'une  année  de  toux,  était  devenu  maigre, 
efflanqué  ;  son  poil,  d'une  blancheur  autre- 
fois si  soyeuse,  rappelait  le  blanc  mat  du 
linceul.  Ses  grands  yeux  transparents  avaient 
pris  une  importance  énorme  dans  son  mas- 
que diminué.  Son  nez  rose  avait  pâli,  et  il 
s'en  allait,  à  pas  lents,  le  long  du  mur  où 
donnait  le  soleil,  d'un  air  mélancolique, 
regardant  les  feuilles  jaunes  de  l'automne 
s'enlever  en  spirale  dans  un  tourbillon.  On 
eût  dit  qu'il  récitait  dans  l'élégie  de  Mille- 
voye.  Rien  de  plus  touchant  qu'un  animal 
malade  :  il  subit  la  souffrance  avec  une  ré- 
signation si  douce  et  si  trisltj  !  On  fit  tout  ce 
qu'on  put  pour  sauver  [Merrot  ;  il  eut  un  mé- 
decin très  habile  qui  l'auscultait  et  lui  làtait 
le  pouls.  Il  ordonna  à  Pierrot  lelaitd'ânesse, 
que  la  pauvre  bête  buvait  assez  volontiers 
dans  sa  petite  soucoupe  de  porcelaine.  Il 
restait  des  heures  entières  allongé  sur  notre 
genou  comme  l'ombre  d'un  sphinx  ;  nous  sen-* 

21. 


'2iC)  MKXAGERTI':    IXTF.\[K 

lions  son  échine  comme  un  chapelet  sous  nos 
doigts;  et  il  essayait  de  répondre  à  nos  ca- 
ressais par  un  faible  ronron  semblable  à  un 
râle.  Le  jour  de  son  agonie,  il  haletait  cou- 
ché sur  le  flanc;  il  se  redi^essa  par  un  su- 
prême effort.  Il  vint  à  nous,  et,  ouvrant  des 
prunelles  dilatées,  il  nous  jeta  un  regard 
qui  demandait  secours  avec  une  supplica  ■ 
lion  intense  ;  ce  regard  semblait  dire  : 
«Allons,  sauve-moi,  toi  qui  es  un  homme.  » 
Puis,  il  fit  quelques  pas  en  vacillant,  les  yeux 
déjà  vitrés,  et  il  retomba  en  poussant  un 
hurlement  si  lamentable,  si  désespéré,  si 
plein  d'angoisse,  que  nous  en  restâmes 
pénétré  d'une  muette  horreur.  Il  fut  enterré 
au  fond  du  jardin,  sous  un  rosier  blanc  qui 
désigne  encore  la  place  de  sa  tombe. 

Séraphita  mourut,  deux  ou  trois  ans  après, 
d'une  angine  couenneuse  que  les  secours  de 
l'arL  furent  impuissants  à  combattre.  Elle 
repose  non  loin  de  Pierrot. 

Avec  elle  s'éteignit  la  dynastie  blanche, 
mais  non  pas  la  famille.  De  ce  couple  blanc 


DYNASTIE    NOTRE  '247 

comme  neige  étaient  nés  trois  chats  noirs 
comme  de  l'encre.  Explique  qui  voudra  ce 
mystère.  Celait  alors  la  grande  vogue  des 
Misérables  de  Victor  Hugo  ;  on  ne  parlait 
que  du  nouveau  chef-d'œuvre  ;  les  noms  des 
héros  du  roman  voltigeaient  sur  toutes  les 
bouches.  Les  deux  petits  chats  mâles  furent 
appelés  Enjolras  et  Gavroche,  la  chatte  re- 
çut le  nom  d'Eponine.  Leur  jeune  âge  fut 
plein  de  gentillesse,  et  on  les  dressa  com- 
me des  chiens  à  rapporter  un  papier  chif- 
fonné en  boule  qu'on  leur  lançait  au  loin. 
On  arriva  à  jeter  la  boule  sur  des  corniches 
d'armoire,  à  la  cacher  derrière  des  cais- 
ses, au  fond  de  longs  vases,  oii  ils  la  repre- 
naient très  adroitement  avec  leur  patte. 
Quand  ils  eurent  atteint  l  âge  adulte,  ils 
dédaignèrent  ces  jeux  frivoles  et  rentrèrent 
dans  le  calme  philosophique  et  rêveur  qui 
est  le  \rai  tempérament  des  chats. 

Pour  les  gens  qui  débarquent  en  Amé- 
rique dans  une  colonie  à  esclaves,  tous  les 
nègres  sont  des  nègres  et  ne  se  distinguent 


248  -MÉXAGEUIE    INTIME 

pas  les  uns  des  autres.  De  même,  aux  yeux 
indifférents,  trois  ciiats  noirs  sont  trois  chats 
noirs  ;  mais  des  regards  observateurs  ne  s'y 
trompent  pas.    Les   physionomies  des  ani- 
maux diffèrent  autant  entre  elles  que  celles 
des  hommes,  et  nous  savions  très  bien  dis- 
tinguer à  qui  appartenaient  ces  museaux, 
noirs  comme  le  masque  d'Arlequin,  éclairés 
par  des  disques  d'émeraude  à  reflets  d'or. 
Enjolras,  de  beaucoup  le  plus  beau  des 
trois,  se   faisait  remarquer  par  une  large 
tèle  léonine  à  bajoues  bien  fournies  de  poils, 
de  fortes  épaules,   un    râble  long   et  une 
queue  superbe  épanouie  comme  un  plumeau. 
Il  avait  quelque  chose  de  théâtral  et  d'em- 
phatique,  et    il  semblait   poser  comme  un 
acteur  qu'on  admire.  Ses  mouvements  étaient 
lents,  onduleux  et  pleins  de  majesté;  on  eût 
dit  qu'il  marchait  sur  une  console  encombrée 
de  cornets  de  Chine  et  de  verres  de  Venise, 
tant  il   choisissait   avec    circonspection    la 
place  de  ses  pas.  Quant  à  son  caractère,  il 
était  peu   stoïque  ;  et  il   montrait  pour  la 


DYNASTIK    NOIUH  249 

nourriture  un  penchant  qu'eût  réprouvé  son 
patron.  Enjolras,  le  sobre  et  pur  jeune 
homme,  lui  eût  dit  sans  doute,  comme  l'ange 
à  Swedenborg  :  «  Tu  manges  trop  !  »  On 
favorisa  cette  gloutonnerie  amusante  comme 
celle  des  singes  gastronomes,  et  Enjolras 
atteignit  une  taille  et  un  poids  rares  chez 
les  félins  domestiques.  On  eut  Tidée  de  le 
raser  à  la  façon  des  caniches,  pour  complé- 
ter sa  physionomie  de  lion.  On  lui  laissa  la 
crinière  et  une  longue  iloche  de  poils  au 
bout  de  la  queue.  Nous  ne  jurerions  pas 
qu'on  ne  lui  eût  même  dessiné  sur  les  cuis- 
ses des  favoris  en  côtelettes  comme  en  por- 
tait Munito.  Accoutré  ainsi,  il  ressemblait, 
il  faut  l'avouer,  bien  moins  à  un  lion  de 
l'Atlas  ou  du  Cap  qu'à  une  chimère  japo- 
naise. Jamais  fantaisie  plus  extravagante  ne 
fut  taillée  dans  le  corps  d'un  animal  vivant. 
Son  poil  rasé  de  près  laissait  transparaître 
la  peau,  prenait  des  tons  bleuâtres,  les 
plus  bizarres  du  monde,  et  contrastait 
étrangement  avec  le  noir  de  sa  crinière, 


250  MÉNAGEPvTE    INTIME 

Gavroche  était  un  chat  à  expression  futée 
et  narquoise,  comm3  s'il  eût  tenu  à  rap- 
peler son  homonyme  du  roman.  Plus  petit 
qu'Enjolras,  il  avait  une  agilité  brusque  et 
comique,  et  remplaçait  Iîs  calembours  et 
l'argoL  du  gamin  de  Paris  par  des  sauts  de 
carpe,  des  cabrioles  et  des  postures  bout- 
fonnes.  Nous  devons  avouer  que,  vu  ses 
goûts  populaires.  Gavroche  saisissait  au  vol 
l'occasion  de  quitter  le  salon  et  d'aller  faire, 
dans  la  cour  et  même  dans  la  rue,  avec  des 
chats  errants, 

De  naissance  quelconque  et  de  san^  peu  prouvé, 

des  parties  d'un  goût  douteux  où  il  oubliait 
complètement  sa  dignité  de  chat  de  la  Ha- 
vane, fils  de  l'illustre  Don-Pierrot-de-Na- 
varre,  grand  d'Espagne  de  première  classe, 
et  de  la  marquise  Doua  Séraphita,  aux  ma- 
nières aristocratiques  et  dédaigneuses.  Quel- 
quefois il  amenait  à  son  assiette  de  pâtée, 
pour  leur  faire  fête,  des  camarades  étiques, 
anatomisés  par    la  famine,  n'ayant  que  le 


DYNASTIE    NOIRE  *^51 

poil  sur  les  os,  qu'il   avait  ramassés  dans 
ses  vagabondages   et    ses   écoles  buisson- 
nièreSj  car  il  était  bon  prince.  Les  pauvres 
hères,  les  oreilles  couchées,  la  queue  entre 
les  jambes,    le   regard    de  côté,  craignant 
d'être  interrompus  dans  leur  franche  lippée 
par   le    balai    d'une   chambrière,    avalaient 
les  morceaux  doubles,  triples  el  quadruples  ; 
et.  comme  le  fameux  chien  5ie^e-yl(/?<(2s  (sept 
eaux)    des   posadas    esp.ignoles,    rendaient 
l'assiette  aussi  propre  que  si  elle  avait  été 
lavée  et  écurée  par  une  ménagère  hollan- 
daise ayant  servi  de  modèle  à  Mieris  ou  à 
Gérard  Dow.  En  voyant  les  compagnons  de 
Gavroche,    cette    phrase,     qui    illustre    un 
dessin  de  Gavarni,  nous  revenait  naturel- 
lement en  mémoire  :  <î  Ils  sont  jolis  les  amis 
dont  vous  êtes  susceptible  d'aller  avec  !  » 
Mais    cela  ne  prouvait  que   le  bon  cœur  de 
Gavroche,  qui  aurait  pu  tout  manger  à  lui 
seul. 

La  chatte  qui  portait  le  nom  de  l'intéres- 
sante Eponine  avait  des  formes  plus  sveltes 


'^O'S  MKNACiERTE    INTIME 

et  plus  délicates  que  ses  frères.  Son  museau 
un  peu  allongé,  ses  yeux  légèrement  obliques 
à  la  chinoise  et  d'un  vert  pareil  à  celui  des 
yeux  de  Pallas-Alhênê  à  laquelle  Homère 
donne  invariablement  Tépithète  YAauy.o')--.?, 
son  nez  d'un  noir  velouté  ayant  le  grain 
d'une  fine  truffe  de  Périgord,  ses  mous- 
taches d'une  mobilité  perpétuelle,  lui  com- 
posaient un  masque  d'une  expression  toute 
particulière.  Son  poil,  d'un  noir  superbe, 
frémissait  toujours  et  se  moirait  d'ombres 
changeantes.  Jamais  bète  ne  fut  plus  sen- 
sible, plus  nerveuse,  plus  électrique.  Quand 
on  lui  passait  deux  ou  trois  fois  la  main 
sur  le  dos,  dans  l'obscurité,  des  étincelles 
bleues  jaillissaient  de  sa  fourrure,  en  pétil- 
lant. Eponine  s'attacha  particulièrement  à 
nous  comme  l'Eponine  du  roman  à  Marius; 
mais,  moins  préoccupé  de  Cosette  que  ce 
beau  jeune  homme,  nous  acceptâmes  la 
passion  de  cette  chatte  tendre  et  dévouée, 
qui  est  encore  la  compagne  assidue  de  nos 
travaux    et    l'agrément    de  noire  ermitage 


DYNASTIE    Is'OIRE  258 

aux  confins  de  Ja  banlieue.  Elle  accourt  au 
coup  de  sonnette,  accueille  les  visiteurs,  les 
conduit  au  salon,  les  fait  asseoir,  leur  parle, 
—  oui,  leur  parle,  — ■  avec  des  ramages, 
des  murmures,  de  petits  cris  qui  ne  ressem- 
blent pas  au  langage  que  les  chats  emploient 
entre  eux,  et  simulent  la  parole  articulée 
des  hommes.  Que  dit-elle?  elle  dit  de  la 
manière  la  plus  intelligible  :  «  Ne  vous 
impatientez  pas,  regardez  les  tableaux  ou 
causez  avec  moi,  si  je  vous  amuse  ;  Mon- 
sieur va  descendre.  »  A  notre  entrée,  elle 
se  retire  discrètement  sur  un  fauteuil  ou 
sur  l'angle  du  piano  et  écoute  la  conversa- 
tion, sans  s'y  mêler,  comme  un  animal  de 
bon  goût  et  qui  sait  son  monde. 

La  gentille  Eponine  a  donné  tant  de 
preuves  d'intelligence,  de  bon  caractère  et  de 
sociabilité,  qu'elle  a  été  élevée  d'un  com- 
mun accord  à  la  dignité  de  personne,  car 
une  raison  supérieure  à  l'instinct  la  gou- 
verne évidemment.  Cette  dignité  lui  confère 
le  droit  de  manger  à  table  comme  une  pcr- 


254  >iKNA(ij:i;iE  iNTniE 

sonne  el  non  dans  un  coin,  à  lerre,  sur  une 
soucoupe,  comme  une  bête.  Eponine  a  donc 
sa  chaise  à  côté  de  nous  au  déjeuner  et  au 
dîner  ;  mais,  \u  sa  taille,  on  lui  a  concédé 
de  poser  sur  le  bord  de  la  table  ses  deux 
pattes  de  devant.  Elle  a  son  couvert,  sans 
fourchette  ni  cuiller,  mais  avec  son  verre; 
elle  suit  tout  le  dîner  plat  par  plat,  depuis 
la  soupe  jusqu'au  dessert,  attendant  son 
tour  d'être  servie  et  se  comportant  avec  une 
décence  et  une  sagesse  qu'on  souhaiterait 
à  beaucoup  d'enfants.  Au  premier  tintement 
de  cloche  elle  arrive;  et  quand  on  entre 
dans  la  salle  à  manger  on  la  trouve  déjà  à 
son  poste,  debout  sur  sa  chaise  et  les  pattes 
appuyées  au  rebord  de  la  nappe,  qui  vous 
présente  son  petit  front  à  baiser,  comme  une 
demoiselle  bien  élevée  et  d'une  politesse 
affectueuse  envers  les  parents  el  les  gens 
âgés. 

On  trouve  des  pailles  au  diamant,  des  ta- 
ches au  soleil,  des  ombres  légères  à  la  per- 
fection même.  Eponine,  il  faut  l'avouer ^  a  un 


goût  passionné  pour  le  poisson  ;  ce  goût  lui 
est  commun  avec  tous  les  chats.  Contraire- 
ment au  proverbe  latin  : 

Gatus  amat  pisces,  sed  non  vult  tingere  plantas, 

elle  tremperait  volontiers  sa  patte  dans  l'eau 
pour  en  retirer  une  ablette,  un  carpillon  ou 
une  truite.  Le  poisson  lui  cause  une  espèce 
de  délire,  et,  comme  les  enfants  qu'enivre 
l'espoir  du  dessert,  quelquefois  elle  rechi- 
gne à  manger  sa  soupe,  quand  les  notes 
préalables  qu'elle  a  prises  à  la  cuisine  lui 
font  savoir  que  la  marée  est  arrivée,  et  que 
Vatel  n'a  aucune  raison  de  se  passer  son 
épée  à  travers  le  corps.  Alors  on  ne  la  sert 
pas,  et  on  lui  dit  d'un  air  froid  :  <i  Made- 
moiselle, une  personne  qui  n'a  pas  faim  pour 
la  soupe  ne  doit  pas  avoir  faim  pour  le  pois- 
son, »  et  le  plat  lui  passe  impitoyablement 
sous  le  nez.  Bien  convaincue  que  la  chose 
est  sérieuse,  la  gourmande  Eponine  avale 
son  potage  en  toute  hâte,  lèche   la  dernière 


25G  MÉNAGERIE    INTHIE 

goutte  de  bouillon,  nettoie  la  moindre  miette 
do  pain  ou  de  pâte  d'Ilalie,  puis  elle  se  re- 
tourne vers  nous  et  nous  regarde  d'un  air 
fier,  comme  quelqu'un  qui  est  désormais 
sans  reproche,  ayant  accompli  consciencieu- 
sement son  devoir.  On  lui  délivre  sa  part, 
qu'elle  expédie  avec  les  signes  d'une  satis- 
faction extrême  ;  puis,  ayant  tâté  de  tous  les 
p!ats,  elle  termine  en  buvant  le  tiers  d'un 
verre  d'eau. 

Quand  nous  avons  quelques  personnes  à 
dîner,  Eponine,  sans  avoir  vu  les  convives, 
siit  qu'il  y  aura  du  monde  ce  soir-là.  Elle 
regarde  à  sa  place,  et,  s'il  y  a  près  de  son 
assiette  couteau,  cuiller  et  fourchette,  elle 
décampe  aussitôt  et  va  se  poser  sur  un  ta- 
bouret de  piano,  qui  est  son  refuge  en  ces 
occasions.  Ceux  qui  refusent  le  raisonne- 
ment aux  bêtes  expliqueront,  s'ils  le  peu- 
vent, ce  petit  fait,  si  simple  en  apparence, 
et  qui  renferme  tout  un  monde  d'inductions, 
f^e  la  présence  près  de  son  couvert  de  ces 
ustensiles  que  l'homme  seul  peut  employer, 


DYNASTIE    NOIRE  "•!  / 

la  chatte  observatrice  et  judicieuse  déduit 
quMl  faut  céder,  ce  jour-là,  sa  place  à  un 
convive,  et  elle  se  hâte  de  le  faire.  Jamais 
elle  ne  se  trompe.  Seulement,  quand  l'hôte  lui 
est  familier,  elle  grimpe  sur  les  genoux  du 
survenant,  et  tâche  d'attraper  quelque  bon 
lopin,  par  sa  grâce  et  ses  caresses. 

Mais  en  voilà  assez  ;  il  ne  faut  pas  en- 
nuyer ses  lecteurs.  Les  histoires  de  chats 
sont  moins  sympathiques  que  les  histoires 
de  chiens,  mais  cependant  nous  croyons 
devoir  raconter  la  fin  d'Enjolras  et  de  Ga- 
vroche. Il  y  a  dans  le  rudiment  une  règle 
ainsi  conçue  :  <r  Sua  eiim  perdidit  amhitio  »  ; 
—  on  peut  dire  d'Enjolras  :  «  sua  eum  pei^- 
didil  pingueiudo  »,  son  embonpoint  fut  la 
cause  de  sa  perte.  11  fut  tué  par  d'imbéciles 
amateurs  de  civet.  Mais  ses  meurtriers  pé- 
rirent dans  l'année  de  la  façon  la  plus  mal- 
heureuse. La  mort  d'un  chat  noir,  bête 
éminemment  cabalistique,  est  toujours  ven- 
gée. 

Gavroche,  pris  d'un  frénétique  amour  de 

2Ï. 


258  MKNAGEl'JF,    JNTIMK 

liberté  ou  plutôt  d'un  vertige  soudain,  sauta 
un  jour  par  la  fenêtre,  traversa  la  rue, 
franchit  la  palissade  du  parc  Saint- James 
qui  fait  face  à  notre  maison,  et  disparut. 
Quelques  recherches  qu'on  ait  faites,  on  n'a 
jamais  pu  en  avoir  de  nouvelles  ;  une  om- 
bre mystérieuse  plane  sur  sa  destinée.  Il 
ne  reste  donc  de  la  dynastie  noire  qu'Epo- 
nine,  toujours  fidèle  à  son  maître  et  deve- 
nue tout  à  fait  une  chatte  de  lettres. 

Elle  a  pour  compagnon  un  magnifique 
chat  angora,  d'une  robe  argentée  et  grise 
qui  rappelle  la  porcelaine  chinoise  truitée, 
nommé  Zizi,  dit  «  Trop  beau  pour  rien 
faire,  b  Cette  belle  bête  vit  dans  une  sorte 
de  kief  contemplatif,  comme  un  thériaki 
pendant  sa  période  d'ivresse.  On  songe,  en 
le  voyant,  aux  Extases  de  M.  Hochenez.  Zizi 
est  passionné  pour  la  musique  ;  non  content 
d'en  écouter,  il  en  fait  lui-même.  Quelque- 
fois, pendant  la  nuit,  lorsque  tout  dort, 
une  mélodie  étrange,  fantastique,  qu'envie- 
raient les  Kreisler  et  les  musiciens  de  l'ave- 


DYNASTII-:    NOniK  "i^O 

nir,   éclate   dans   le  silence  :  c'est  Zizi  qui 
se  promène  sur  le  clavier   du  piano  resté 
ouvert,  étonné  et  ravi  d'entendre  les  tou- 
ches chanter  sous  ses  pas. 

Il  serait  injuste  de  ne  pas  rattacher  à 
cette  branche  Cléopâtre,  fille  d'Eponine, 
charmante  bête  que  son  caractère  timide 
empêche  de  se  produire  dans  le  monde.  Elle 
est  d'un  noir  fauve  comme  Mummia,  la 
velue  compagne  d'Atta-Croll,  et  ses  yeux 
verts  ressemblent  à  deux  énormes  pierres 
d'aigue-marine  ;  elle  se  tient  habituellement 
sur  trois  pattes,  la  quatrième  repliée  en 
l'air,  comme  un  lion  classique  qui  aurait 
perdu  sa  boule  de  marbre. 

Telle  est  la  chronique  de  la  dynastie 
noire.  Enjolras,  Gavroche,  Eponine,  nous 
rappellent  les  créations  d'un  maître  aimé. 
Seulement,  lorsque  nous  relisons  les  Misé- 
rables, il  nous  semble  que  les  principaux 
rôles  du  roman  sont  remplis  par  des  chats 
noirs,  ce  qui  pour  nous  n'en  diminue  nulle- 
ment l'intérêt. 


IV 


CÔTÉ  DES  CHIENS 

On  nous  a  souvent  accusé  de  ne  pas 
aimer  les  chiens.  C'est  là  une  imputation 
qui,  au  premier  abord,  n'a  pas  l'air  bien 
arave,  mais  dont  nous  tenons  cependant  à 
nous  justifier,  car  elle  implique  une  certaine 
défaveur.  Ceux  qui  préfèrent  les  chats  pas- 
sent aux  yeux  de  beaucoup  de  gens  pour 
faux,  voluptueux  et  cruels,  tandis  que  les 
amis  des  chiens  sont  présumés  avoir  un 
caractère  franc,  loyal,  ouvert,  doué  enfin  de 
toutes  les  qualités  qu'on  attribue  à  la  gent 
canine.  Nous  ne  contestons  nullement  le 
raënte  de  Médor,  de  Turc,  de  Mirant  et 
autres  aimables  bêtes,  et  nous  sommes  prêt 
à  reconnaître  la  vérité  de  l'axiome  formulé 
par  Charlet  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans 
l'homme,  c'est  le  chien.  »   Nous  en  avons 


CÙl'K    DES    CIIIEXS  *-H)l 

possédé  plusieurs,  nous  en  avons  encore;,  et 
si  les  dépréciateurs  venaient  à  la  maison, 
ils  seraient  accueillis  par  les  aboiements 
grêles  et  furieux  d'un  bichon  de  la  Havane 
et  d'un  lévrier  qui  leur  mordraient  peut- 
être  les  jambes.  Mais  notre  affection  pour 
les  chiens  est  mélangée  d'un  sentiment  de 
peur.  Ces  excellentes  bêtes  si  bonnes,  si  fidè- 
les, si  dévouées,  si  aimantes,  peuvent  à  un 
moment  donné  avoir  la  rage,  et  elles  devien- 
nent alors  plus  dangereuses  que  la  vipère 
trigonocéphale,  l'aspic,  le  serpent  à  sonnet- 
tes et  le  cobra-capello  ;  et  cela  nous  modère 
un  peu  dans  nos  épanchements.  Nous  trou- 
vons aussi  les  chiens  un  peu  inquiétants; 
ils  ont  des  regards  si  profonds,  si  intenses; 
ils  se  posent  devant  vous  avec  un  air  si 
interrogateur,  qu'ils  vous  embarrassent. 
Goethe  n'aimait  pas  ce  regard  qui  semble 
vouloir  s'assimiler  l'âme  de  l'homme,  et  il 
chassait  l'animal  en  lui  disant  :  «  Tu  as  beau 
faire,  tu  n'avaleras  pas  ma  monade,  d 
Le  Pharamond  de  notre  dynastie  canine 


20'2  MK\\i;i:itrE  intimk 

se  nommait  Luther  ;  c'était  un  grand  épa- 
gneul  blanc,  moucheté  de  roux,  bien  coiffé 
d'oreilles  brunes,  chien  d'arrêt  perdu,  qui, 
après  avoir  longtemps  cherché  ses  maîtres, 
s'était  acclimaté  chez  nos  parents  demeu- 
rant alors  à  Passy.  Faute  de  perdrix,  il  s'é- 
tait adonné  à  la  chasse  aux  rais,  oii  il  réus- 
sissait comme  un  terrier  d'Ecosse.  Nous 
habitions  alors  une  chambrette  dans  cette 
impasse  du  Doyenné,  disparue  aujourd'hui, 
où  Gérard  de  Nerval,  Arsène  Houssaye  et 
Camille  Rogier  formaient  le  centre  d'une 
petite  bohème  pittoresque  et  littéraire  dont 
la  vie  excentrique  a  été  trop  bien  contée 
ailleurs  pour  qu'il  soit  besoin  d'y  revenir. 
On  était  là,  en  plein  Carrousel,  aussi  libres, 
aussi  solitaires  que  dans  une  île  déserte  de 
rOcéanie,  à  l'ombre  du  Louvre,  parmi  les 
blocs  de  pierre  et  les  orties,  près  d'une 
vieille  église  en  ruine,  dont  la  voûte  effon- 
drée prenait  au  clair  de  lune  un  aspect 
romantique.  Luther,  avec  qui  nous  avions 
les  relations  les  plus  amicales,  nous  voyant 


cùjÈ  ]iKs  (iiiExs  :2(i8 

définitivement  sorti  du  nid  paternel,  s'était 
tracé  le  devoir  de  venir  nous  visiter  chaque 
malin.  11  parlait  de  Passy,  quelque  temps 
qu'il  fît;  il  suivait  le  quai  de  Billy,  le 
Cours-la-Reine,  et  arrivait  vers  les  huit 
heures,  au  moment  de  notre  réveil.  Il 
grattait  à  la  porte,  on  lui  ouvrait,  il  se  pré- 
cipitait vers  nous  avec  un  jappement  joyeux, 
posait  les  pattes  sur  nos  genoux,  recevait 
les  caresses  que  sa  belle  conduite  méritait, 
d'un  air  modeste  et  simple,  faisait  le  tour 
de  la  chambre  comme  s'il  passait  son  ins- 
pection, puis  il  repartait.  De  retour  à  Passy, 
il  se  présentait  devant  notre  mère,  frétillait 
de  la  queucj  poussait  quelques  petits  abois, 
et  disait  aussi  clairement  que  s'il  eût  parlé  i 
«  J'ai  vu  le  jeune  maîtrCj  soit  tranquille, 
il  va  bien.  :»  Ayant  ainsi  rendu  compte  à 
qui  de  droit  de  la  mission  qu'il  s'était  im- 
posée, il  lapait  la  moitié  d'un  bol  d'eau, 
mangeait  sa  pâtée  et  s'allongeait  sur  le  tapis 
près  du  fauteuil  de  maman,  pour  laquelle 
il    avait  une    affection  particulière^  et  par 


:2t)4  .MÉNAGERIE    INTIME 

une  heure  ou  deux  de  sommeil  se  reposait 
de  la  longue  course  qu'il  venait  de  faire. 
Ceux  qui  disent  que  les  bètes  ne  pensent 
pas  et  sont  incapables  d'enchaîner  deux 
idées,  comment  expliqueront-ils  cette  visite 
matinale  qui  maintenait  les  relations  de  la 
famille  et  donnait  au  nid  des  nouvelles  de 
Foiseau  récemment  échappé? 

Le  pauvre  Luther  finit  malheureusement; 
il  devint  taciturne,  morose,  et  un  beau  ma- 
tin il  se  sauva  de  la  maison  :  se  sentant 
atteint  de  la  rage  et  ne  voulant  pas  mordre 
ses  maîtres,  il  prit  la  fuite  ;  et  tout  nous 
porte  à  croire  qu'il  fut  abattu  comme  hydro- 
phobe,  car  on  ne  le  revit  jamais. 

Après  un  interrègne  assez  considérable, 
un  nouveau  chien  fut  installé  à  la  maison  : 
il  s'appelait  Zamore  ;  c'était  une  espèce 
d'épagneul,  de  race  fort  mêlée,  de  petite 
taille,  noir  de  pelage,  excepté  quelques  ta- 
ches couleur  feu  au-dessus  des  sourcils,  et 
quelques  tons  fauves  sous  le  ventre.  En 
somme   :    physique   insignifiant,    et    plutôt 


CÔTÉ    DES    CIIlEXb  2{JÔ 

laid  que    beau.  Mais   au    moral,  c'était  un 
chien  singulier.  II  avait  jdouf  les  femmes  le 
dédain  le  plus  absolu,  ne  leur  obéissait  pas, 
refusait  de  les   suivre,    et  jamais   ni   notre 
mère  ni  nos  sœurs  ne  parvinrent  à  en  obte- 
nir le  moindre   signe  d'amitié  ou  de  défé- 
rence; il  acceptait  d'un  air  digne  les  soins 
et  les  bons   morceaux,  mais   ne   remerciait 
pas.  Pour  elles,  aucun  jappement,  aucun  tam- 
bourinage de  queue  sur  le  parquet,  aucune 
de  ces  caresses  dont  les  chiens  sont  prodi- 
gues.   Impassible,  il   restait  accroupi  dans 
une  pose  de  sphinx,  comme  un  personnage 
grave  qui  ne  veut  pas  se  mêler  à  des  con- 
versations d'êtres   frivoles.  Le  maître  qu'il 
s'était  choisi  était   notre   père,  chez   qui  il 
reconnaissait  l'autorité  de  chef  de  famille, 
d'homme  mûr  et   sérieux.  Mais  c'était   une 
tendresse  austère  et  stoïque,  qui  ne  se  tra- 
duisait pas  par  des  folâtreries,  des  badina- 
ges  et   des  coups    de    langue.  Seulement  il 
avait  toujours  les  yeux  fixés    sur  son   maî- 
tre, tournait  la  tète  à  tous  ses  mouvements. 


•2(36  MÉNAdEUlE    INTIME 

et  le  suivait  partout  le  nez  au  talon,  sans 
se  permettre  la  moindre  escapade,  le  moin- 
dre salut  aux  camarades  qui  passaient.  No- 
tre cher  et  regretté  père  était  un  grand  pê- 
cheur devant  le  Seigneur,  et  il  prit  plus  de 
barbillons  que  Nemrod  n'attrapa  d'antilo- 
pes. Avec  lui  on  ne  pouvait  dire,  certes,  que 
la  ligne  était  un  instrument  commençant 
par  un  asticot  et  finissant  par  un  imbécile, 
car  il  avait  beaucoup  d'esprit,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  remplir  chaque  jour  son 
panier  de  poisson.  Zamore  l'accompagnait  à 
la  pêche,  et,  pendant  les  longues  séances 
nocturnes  qu'exige  la  capture  des  pièces 
d'importance  qui  ne  mordent  qu'à  la  ligne 
de  fond,  il  se  tenait  au  bord  extrême  de 
l'eau,  dont  il  semblait  vouloir  sonder  la 
noire  profondeur  pour  y  suivre  la  proie. 
Quoique  souvent  il  dressât  l'oreille  à  ces 
mille  bruits  vagues  et  lointains  qui,  la  nuit, 
se  dégagent  du  silence  le  plus  profond,  il 
n'aboyait  paSj  ayant  compris  que  le  mutisme 
est  la   qualité  indispensable  d'un   chien   de 


CÔTÉ    l)i;s    CTIIEXS  267 

pêcheur.  Phœbé  avait  beau  lever  à  Thorizon 
son  fronL  d'albâtre  réfléchi  par  le  miroir 
sombre  de  la  rivière,  Zamorene  hurlait  pas 
à  la  lune  ;  et  cependant  ces  ululations  pro- 
longées sont  un  grand  plaisir  pour  les  ani- 
maux de  son  espèce.  Seulement,  quand  le 
grelot  de  la  ligne  tintait,  il  regardait  son 
maître  et  se  permettait  un  court  aboi,  sa- 
chant que  la  proie  était  prise,  et  il  parais- 
sait s'intéresser  beaucoup  aux  manœuvres 
nécessaires  pour  amener  sur  le  bord  un  bar- 
billon de  trois  ou  quatre  livres. 

Qui  se  serait  douté  que  sous  cet  extérieur 
calme,  détaché,  philosophique,  dédaigneux 
de  toute  frivolité,  couvait  une  passion  im- 
périeuse et  bizarre,  insoupçonnable,  et  for- 
mant le  plus  complet  écart  avec  le  carac- 
tère apparent,  physique  et  moral,  et  cette 
bête  si  sérieuse  qu'elle  en  était  presque 
triste? 

Eh  quoi  !  allez  vous  dire  que  cet  honnête 
Zamore  avait  des  vices  cachés  :  il  était 
voleur  ?  —  Non.  —  Libertin  ?  —  Non.  —  Il 


268  MÉNAGERIE    INTIME 

aimait  les  cerises  à  l'eau-de-vie?  —  Non. 
—  11  mordait?  —  Nullement.  Zamore  avait 
la  passion  de  la  danse!  C'était  un  artiste 
éperdu  de  chorégraphie. 

Sa  vocation  lui  fut  révélée  de  la  façon 
suivante  :  un  jour  parut  sur  la  place  de 
Passy  un  âne  grisâtre,  à  l'échiné  pelée,  aux 
oreilles  énervées,  une  de  ces  malheureuses 
bourriques  de  saltimbanque,  que  Decamps 
et  Fouquet  savaient  si  bien  peindre  ;  deux 
paniers  en  équilibre  sur  le  chapelet  écor- 
ché  de  son  échine,  contenaient  une  troupe 
de  chiens  savants  déguisés  en  marquis,  en 
troubadours,  en  Turcs,  en  bergères  des 
Alpes  ou  en  reines  de  Golconde,  selon  le  sexe. 
L'imprésario  mit  les  chiens  par  terre,  fit 
claquer  son  fouet  et  tous  les  acteurs  quittè- 
rent subitement  la  ligne  horizontale  pour  la 
ligne  perpendiculaire,  se  transformant  de 
quadrupèdes  en  bipèdes.  Le  fifre  et  le  tam- 
bourin se  mirent  à  jouer,  et  le  ballet  com- 
mença. 

Zamore,   qui   flânait    gravement   par  là, 


CÔTÉ    DES    CHIENS  2f)9 

s'arrêta  émerveillé  du  spectacle.  Ces  chiens 
habillés  de  couleurs  voyantes,  galonnés  de 
clinquants  sur  toutes  les  coutures,  un  cha- 
peau à  plumet  ou  un  turban  sur  la  tète, 
se  mouvant  en  cadence  sur  des  rythmes 
entraînants  avec  une  vague  apparence  de 
personnes  humaines,  lui  semblaient  des 
êtres  surnaturels  ;  ces  pas  si  bien  enchaînés, 
ces  glissements,  ces  pirouettes,  le  ravirent 
mais  ne  le  découragèrent  pas.  Comme  Cor- 
rège  à  la  vue  d'un  tableau  de  Raphaël,  il 
s'écria  en  son  langage  canin  :  «  Et  moi  aussi 
je  suis  peintre,  anch'io  son  pitlore  !  »  et,  saisi 
d'une  noble  émulation,  quand  la  troupe  passa 
devant  lui  formant  la  queue-du-loup,  il  se 
dressa  en  titubant  un  peu,  sur  ses  pattes 
de  derrière,  et  voulut  s'y  joindre,  au  grand 
divertissement  de  l'assemblée. 

L'imprésario  prit  assez  mal  la  chose,  dé- 
tacha un  grand  coup  de  fouet  sur  les  reins 
de  Zamore,  qui  fut  chassé  du  cercle,  comme 
on  mettrait  à  la  porte  du  théâtre  un  specta- 
teur qui,  pendant  la  représentation,  s'avise- 

23. 


370  MKNACERTE    TXTTME 

rait  de  monter  sur  la  scène  et  de  se  mêler 
au  ballet. 

Celte  humiliation  publique  ne  découragea 
pas  la  vocation  deZamore;  il  rentra  laqueue 
basse  et  Tair  rêveur,  à  la  maison.  Toute  la 
journée,  il  futplus  concentré,  plus  taciturne, 
plus  morose.  Mais  la  nuit,  nos  sœurs  furent 
réveillées  par  un  polit  bruit  d'une  nature 
inexplicable  qui  venait  d'une  chambre  voi- 
sine de  la  leur,  qu'on  n'habitait  pas,  et  où 
couchait  ordinairement  Zamore  sur  un  vieux 
fauteuil.  Cela  ressemblait  à  un  trépignement 
rythmique  que  le  silence  de  la  nuit  ren- 
dait plus  sonore.  On  crut  d'abord  à  un  bal 
de  souris,  mais  le  bruit  des  pas  et  des  sauts 
sur  le  parquet  était  bien  fort  pour  la  gent 
trotte-menu.  La  plus  brave  de  nos  sœurs  se 
leva,  entr'ouvrit  la  porte,  et  que  vit-elle  à  la 
faveur  d'un  rayon  de  lune  plongeant  par  le 
carreau?  Zamore  debout,  ramant  dans  l'air 
avec  ses  pattes  de  devant  et  travaillant  comme 
à  la  classe  de  danse,  les  pas  qu'il  avait  admi- 
rés le  matin  dans  la  rue.  Monsieur  étudiait  1 


CÔTÉ    DES    CHIPAS  '271 

Ce  ne  fut  pas  là,  comme  on  pourrait  le 
croire,  une  impression  fugitive,  une  fantai- 
sie passagère.  Zamore  persista  dans  ses 
idées  chorégraphiques  et  devint  un  beau 
danseur.  Toutes  les  fois  qu'il  entendait  le 
fifre  et  le  tambourin,  il  courait  sur  la  place, 
se  glissait  entre  les  jambes  des  spectateurs, 
et  observait  avec  une  attention  profonde  les 
chiens  savants  exécutant  leurs  exercices  ; 
mais,  gardant  le  souvenir  du  coup  de  fouet, 
il  ne  se  mêlait  plus  à  leurs  danses  ;  il  notait 
leurs  pas,  leurs  poses  et  leurs  grâces,  et  il 
les  travaillait,  la  nuit,  dans  le  silence  du 
cabinet,  sans  jamais  se  départir,  le  jour,  de 
son  austérité  d'attitude.  Bientôt  il  ne  lui 
suffit  plus  de  copier,  il  inventa,  il  composa  ; 
et  nous  devons  dire  que,  dans  le  genre 
noble,  peu  de  chiens  le  surpassèrent.  Nous 
allions  souvent  le  voir  par  la  porte  entre- 
bâillée; il  mettait  un  tel  feu  à  ses  exercices, 
qu'il  lapait,  chaque  nuit,  la  jatte  d'eau  po- 
sée au  coin  de  la  chambre. 

Quand  il  se  crut  sûr  de  lui  et  Tégal  des 


272  MKXAGErJE    INTIME 

plus  forts  danseurs  quadrupèdes,  il  sentit 
le  besoin  d'ôter  le  boisseau  de  dessus  la 
lumière  et  de  faire  connaître  le  mystère  de 
son  talent.  La  cour  de  la  maison  était  fermée, 
d'un  côlé,  par  une  grille  assez  large  pour 
permettre  à  des  chiens  d'embonpoint  médio- 
cre de  s'y  introduire  aisé  nent.  Un  matin, 
quinze  ou  vingt  chiens  de  ses  amis,  fins 
connaisseurs  sans  doute,  à  qui  Zamore  avait 
envoyé  des  lettres  d'invitation  pour  son  début 
dans  l'art  chorégraphique,  se  trouvèrent 
réunis  autour  d'un  carré  de  terrain  bien  uni, 
que  l'artiste  avait  préalablement  balayé  avec 
sa  queue  ;  et  la  représentation  commença. 
Les  chiens  parurent  charmés  et  manifestèrent 
leur  enthousiasme  pa?  d^s  :  Ouah!  ouah! 
ressemblant  fort  aux  bravos  des  dilettantes 
de  rOpéra.  Sauf  un  vieux  barbet  assez 
crotté,  et  de  piteuse  mine,  un  critique  sans 
doute,  qui  aboya  quelque  chose  sur  l'oubli 
des  saines  traditions,  tous  proclamèrent  que 
Zamore  était  1er  Vestris  des  chiens  et  le  diou 
de  la  danse.  Notre  artiste  avait  exécuté  un 


CÔTÉ    DES    CHIENS  273 

menuet,  un  pas  de  gigue  et  une  valse  à 
deux  temps.  Bien  des  spectateurs  bipèdes 
s'étaient  joints  aux  spectateurs  à  quatre 
pattes,  et  Zamore  eut  l'honneur  d'être 
applaudi  par  des  mains  humaines. 

La  danse  était  si  bien  passée  dans  ses  habi- 
tudes, que,  quand  il  faisait  la  cour  à  quelque 
belle,  il  se  tenait  debout,  faisant  des  révéren- 
ces, et  les  pieds  en  dehors,  comme  un  mar- 
quis de  Tancien  régime  ;  il  ne  lui  manquait 
que  le  claque  fourre  de  plumes  sous  le  bras. 

Hors  de  là,  il  était  atrabilaire  comme  un 
acteur  comique  et  ne  se  mêlait  pas  au  mou- 
vement de  la  maison.  Il  ne  se  bougeait  que 
lorsqu'il  voyait  son  maître  prendre  sa  canne 
et  son  chapeau.  Zamore  mourut  d'une  fièvre 
cérébrale,  causée,  sans  doute,  par  la 
surexcitation  du  travail  qu'il  s'était  donné 
pour  apprendre  la  scotisch,  alors  dans  toute 
sa  vogue.  Sous  sa  tombe  Zamore  peut  dire, 
comme  la  danseuse  grecque  dans  son  épita- 
phe  :  «  0  terre,  sois-moi  légère,  j'ai  si  peu 
pesé  sur  toi.  » 


274  MÉN'AOKllIE    INTIME 

Comment,  avec  des  talents  si  distingués, 
Zamore  ne  fut-il  pas  engagé  dans  la  troupe 
de  M.  Corvi  ?  Nous  étions  déjà  un  critique 
assez  influent  pour  lui  négocier  cette  affaire. 
Mais  Zamore  ne  voulait  pas  quitter  son  maî- 
tre, et  il  sacrifia  son  amour-propre  à  son 
affection,  dévouement  qu'il  ne  faut  pas  cher- 
cher chez  les  hommes. 

Le  danseur  fut  remplacé  par  un  chanteur 
nommé  Kobold,  king-Gharles  de  la  plus  pure 
race,  venant  du  célèbre  chenil  de  lord  Lau- 
der.  Rien  de  plus  chimérique  que  cette  petite 
bête,  à  rénorme  front  bombé,  aux  gros 
yeux  saillants,  au  museau  cassé  à  sa  racine, 
aux  longues  oreilles  traînant  jusqu'à  terre. 
Transporté  en  France,  Kobold,  qui  ne  savait 
que  ranglais,  parut  comme  hébété.  Il  ne  com- 
prenait pas  les  ordres  qu'on  lui  donnait; 
dressé  avec  les  go  onel  les  corne  hère,  il  res- 
tait immobile  aux  viens  et  va-t'en  français  : 
il  lui  fallut  un  an  pour  apprendre  la  langue 
du  nouveau  pays  où  il  se  trouvait  et  pou- 
voir prendre  part  à  la  conversation.  Kobold 


CÔTÉ   DES   CHIENS  '275 

c'ait  très  sensible  à  la  musique  et  chantait 
lui-même  de  petites  chansons  avec  un  fort 
accent  anglais.  On  lui  donnait  le  la  au  pia- 
no, et  il  prenait  le  ton  juste  et  modulé  avec 
un  soupir  flûte  des  phrases  vraiment  mu- 
sicales et  n'ayant  aucun  rapport  avec  l'aboi 
ou  le  jappement.  Quand  on  voulait  le  faire 
recommencer,  il  suffisait  de  lui  dire  :  «  Sing 
a  Utile  more  »,  et  il  reprenait  sa  cadence. 
Nourri  le  plus  délicatement  du  monde,  avec 
tout  le  soin  qu'on  devait  naturellement  pren- 
dre d'un  ténor  et  d'un  gentleman  de  cette 
distinction,  Kobold  avait  un  goût  bizarre  : 
il  mangeait  de  la  terre  comme  un  sauvage 
de  l'Amérique  du  Sud  ;  on  ne  put  lui  faire 
perdre  cette  habitude  qui  lui  causa  une  obs- 
truction dont  il  mourut.  Il  avait  le  goût  des 
grooms,  des  chevaux,  de  l'écurie,  et  nos 
poneys  n'eurent  pas  de  camarade  plus  assidu 
que  lui.  Il  passait  son  temps  entre  la  box 
et  le  piano. 

De  Kobold,   le   king-Charles,  on  passe  à 
Myrza,  petite  bichonne  de  la   Havane,   qui 


;^76  MÉXAGElilE   INTIME 

eut  l'honneur  d'appartenir  quelque  temps  à 
la  Giulia  Grisi  qui  nous  la  donna.  Elle  est 
blanche  comme  la  neige,  surtout  quand  elle 
sort  de  son  bain  et  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  se  rouler  dans  la  poussière,  manie 
que  certains  chiens  partagent  avec  les  oiseaux 
pulvérisateurs.  C'est  une  bête  d'une  extrême 
douceur,  très  caressante,  et  qui  n'a  pas 
plus  de  fiel  qu'une  colombe;  rien  de  plus 
drôle  que  sa  mine  ébouriffée  et  son  masque 
composé  de  deux  yeux  pareils  à  des  petits 
clous  de  fauteuil  et  son  petit  nez  qu'on  pren- 
drait pour  une  truffe  du  Piémont.  Des  mè- 
ches, frisées  comme  les  peaux  d'Astrakan, 
voltigent  sur  ce  museau  avec  des  hasards 
pittoresques,  lui  bouchant  tantôt  un  œil,  tan- 
tôt l'autre,  ce  qui  lui  donne  la  physionomie 
la  plus  hétéroclite  du  monde  en  la  faisant 
loucher  comme  un  caméléon. 

Chez  Myrza,  la  nature  imite  l'artificiel 
avec  une  telle  perfection  que  la  petite  bête 
semble  sortir  delà  devanture  d'un  marchand 
de  joujoux.  A  la  voir   avec  son  ruban  bleu 


COTÉ   DES   CHIENS  277 

et  son  grelot  d'argent,  son  poil  régulière- 
ment frisé,  on  dirait  un  chien  de  carton,  et, 
quand  elle  aboie,  on  cherche  si  elle  n'a  pas 
un  soufflet  sous  les  pattes. 

Myrza,  qui  passe  les  trois  quarts  de  son 
temps  à  dormir,  dont,  si  on  l'empaillait,  la 
vie  ne  serait  pas  changée,  et  qui  ne  semble 
pas  très  spirituelle  dans  le  commerce  ordi- 
naire, a  cependant  donné  un  jour  une  preuve 
d'intelligence  telle,  que  nous  n'en  connais- 
sons pas  d'autre  exemple.  Bonnegrâce,  l'au- 
teur des  portraits  de  Tchoumakoff  et  de 
M.  E.  H...,  si  remarqués  aux  expositions, 
nous  avait  apporté,  pour  en  avoir  notre  avis, 
un  de  ces  portraits  peints  à  la  manière  de 
Pagnest,  dont  la  couleur  est  si  vraie  et  le 
relief  si  puissant.  Quoique  nous  ayons  vécu 
dans  la  plus  profonde  intimité  avec  les  bêtes 
et  que  nous  puissions  citer  cent  traits  ingé- 
nieux, rationnels,  philosophiques,  de  chats, 
de  chiens,  d'oiseaux,  nous  devons  avouer 
que  le  sens  de  l'art  manque  totalement  aux 
animaux.  Nous  n'en  avons  jamais  vu  aucun 

24 


'StS  MÈNA(iEiaE    INTIME 

s'apercevoir  d'un  lableau,  et  l'anecdote  sur 
les  oiseaux  becquetant  les  raisins  peints  par 
Zeuxis  nous  paraissait  controuvée.  Ce  qui 
distingue  l'iiomme  de  la  brute,  c'est  précisé- 
ment le  sens  de  l'art  et  de  l'ornement.  Au- 
cun chien  ne  regarde  une  peinture  et  ne  se 
met  de  boucles  d'oreilles.  Eh  bien  Myrza,  à 
la  vue  du  portrait  dressé  contre  le  mur  par 
Bonnegrâce,  s'élança  du  tabouret  sur  lequel 
elle  était  roulée  en  boule,  s'approcha  de  la 
toile  et  se  mit  à  aboyer  avec  fureur,  essayant 
de  mordre  cet  inconnu  qui  s'était  ainsi  in- 
troduit dans  la  chambre.  Sa  surprise  parut 
extrême  lorsqu'elle  fut  forcée  de  reconnaître 
qu'elle  avait  affaire  à  une  surface  plane,  que 
ses  dents  ne  pouvaient  saisir,  et  que  ce  n'é- 
tait là  qu'une  trompeuse  apparence.  Elle 
flaira  la  peinture,  essaya  de  passer  der^ 
rière  le  cadre,  nous  regarda  tous  deux 
avec  une  interrogation  étonnée  et  retourna 
à  sa  place,  où  elle  se  rendormit  dédai- 
gneusement, ne  s'occupant  plus  de  ce 
monsieur   peint.    Les   traits   de   Myrza   né 


rOTK    DES    CHIENS  279 

seront  pas  perdus  pour  la  postérité  :  il 
existe  d'elle-même  un  beau  portrait  de 
M.  Victor  Madarasz,  artiste  hongrois. 

Terminons  par  l'histoire  de  Dash.  Un  jour, 
un  marchand  de  verres  cassés  passa  devant 
notre   porte,    demandant    des  morceaux  de 
vitre   et   des  tessons  de  bouteille.  Il   avait 
dans  sa  voiture  un  jeune  chien  de  trois  ou 
quatre   mois,    qu'on   l'avait    chargé  d'aller 
noyer,  ce  qui  faisait  de  la  peine  à  ce  brave 
homme,  que  l'animal  regardait  d'un  air  ten- 
dre et  suppliant  comme  s'il  eût  compris  de 
quoi  il  s'agissait.  La  cause  de  l'arrêt  sévère 
porté  contre  la  pauvre  bête  était  qu'il  avait 
une  patte  de  devant  brisée.  Une  pitié  s'émut 
dans  notre   cœur,   et    nous  prîmes  le   con- 
damné à  mort.  Un  vétérinaire   fut  appelé. 
On  entoura  la  patte  de  Dash  d'attelles  et  de 
bandes;  mais  il  fut  impossible  de  l'empêcher 
de  ronger  l'appareil,  et  il  ne  guérit  pas:  sa 
patte,  dont  les  os  ne  s'étaient  pas  rejoints, 
resta  flottante  comme  une  manche  d'amputé 
dont  le  bras  est  absent;  mais  celte  infirmité 


■^80  MKXAOKIUE    INTIME 

n'empêcha  pis  Dash  d'être  gai,  alerte  cl  vi- 
vace.  Il  courait  encore  assez  vite  sur  ses 
trois  bons  membres. 

C'était  un  pur  ctiien  des  rues,  un  roquet 
grediné  dont  Buffon  lui-même  eût  été  fort 
embarrassé  de  démêler  la  race.  Il  était  laid, 
mais  avec  une  physionomie  grimacière,  étin- 
celanle  d'esprit.  Il  semblait  comprendre  ce 
qu'on  lui  disait,  changeant  d'expression  selon 
que  les  mots  qu'on  lui  adressait,  sur  le  même 
ton,  étaient  injurieux  ou  flatteurs.  Il  roulait 
les  yeux,  retroussait  les  babines,  se  livrait 
à  des  tics  nerveux  désordonnés,  ou  riait  en 
montrant  ses  dents  blanches,  et  il  arrivait 
ainsi  à  de  hauts  effets  comiques  dont  il  avait 
conscience.  Souvent  il  essayait  de  parler. 
La  patte  posée  sur  notre  genou,  il  fixait  sur 
nous  son  regard  intense  et  commençait  une 
série  de  murmures,  de  soupirs,  de  grogne- 
ments, d'intonations  si  variées  qu'il  était 
difficile  de  n'y  pas  voir  un  langage.  Quel- 
quefois, à  travers  cette  conversation,  Dash 
lançait  un  jappement,  un  éclat  de  voix;  — 


CÔTÉ    DES    CHIENS  '-281 

alors  nous  lui  jetions  un  coup  d'œil  sévère 
et  nous  lui  disions  :  «  Cela  c'est  aboyer,  ce 
n'est  pas  parler  ;  est-ce  que  par  hasard  vojs 
seriez  un  animal?  »  Dash,  humilié  de  celte 
insinuation,  reprenait  ses  vocalis3=î,  aux- 
quelles il  donnait  l'expression  li  pîus  p:il,hé- 
tique.  On  disait  alors  que  Dash  racontait  s^s 
malheurs.  Dash  raffolait  du  sicre.  Au  des- 
sert, il  paraissait  à  l'instant  du  café,  récla- 
mant de  chaque  co:iviv  >  un  morceiu  avec 
une  insistance  toujoupi  c  >ur  )nnc  ;  d)  succès. 
Il  avait  fini  pir  tran-firm  r  c;^  'Ion  béné- 
vole en  impôt  régii'io!"  qu'il  prélevait  rig'ou- 
renscinent.  C  ;  roquet,  dans  un  corps  de 
Thorsito,  a. ait  une  ,uiio  d'Achille.  Infirme 
cinimo  il  Télail,  il  attaquait,  avec  la  folie 
ducouraio  hcroïqiii',  des  chiens  dix  fois  gros 
comme  lui  et  se  faisait  affreusement  rou- 
ler. Cvnme  Do  i  Quichotte,  le  brave  clieva- 
liei'  de  la  Minch^\  il  avn't  d  'S  soi'ties  triom- 
phantes et  des  ren'rées  pileuses.  Hélas!  il 
devait  être  viclinede  son  courng'3.  H  y  a 
(pielipies  mois  o  i  h-  rapporta,  les  reins  cas- 


■2'^2  MÉWOERTE    IXTIME 

sôs  par  un  ton^'-neiive,  aimable   hèle,  qui 
le  lendenain  l^risa  réchino  à  u  le  levrette. 
La  mort  de  Dash  fut   suivie   de  toito  sorte 
de  catastrophes  :  la  maîtresse  de  la  maison 
oîi    il   avait  reçu  le  coup    qui  teraiina    son 
existence  fut,  quelques  jours  après,    brûlée 
vive  dans  son  lit,  et  son  mari  eut  le  même 
sort  en    voulant   la   sauver.   C'étiit  coïnci- 
dence fatale  et  non  expiation,   car  c'étaient 
les  meilleures   gens  du   monde,  aimant  les 
animaux  comme  des  Brahmes   et  purs  du 
trépas  malheureux  de  notre  pauvre  Dash. 

Nous  avons  bien  un  autre  chien  qui  s'ap- 
pelle Néro.  Mais  il  est  trop  récent  encore 
pour  avoir  une  histoire. 

Dans  le  prochain  chapitre  nous  ferons  la 
chronique  des  caméléons,  des  lézards,  des 
pies  et  autres  bestioles  qui  ont  vécu  dans 
notre  ménagerie  intime. 

N.  B.  Hélas  !  Néro  est  mort  empoisonné  tout  ré- 
cemment comme  s'il  avait  soupe  chez  les  Borgia  ; 
et  l'épitaphe  s'inscrit  au  premier  chapitre  de  la 
vie. 


CAMELEONS,  LEZARDS  ET  PIES 

Nous  étions  à  Puerto  de  Sancta-Maria, 
dans  la  baie  de  Cadix,  un  petit  village  qui 
semble  taillé  dans  des  pains  de  blanc  d'Es- 
pagne, entre  Pindigo  de  la  mer  et  le  lapis- 
lazuli  du  ciel.  Il  était  midi,  et  ce  jour-là  il 
faisait  si  chaud  que  le  soleil  paraissait  s'a- 
muser à  verser  des  cuillerées  de  plomb 
fondu  sur  la  tête  des  voyageurs,  comme  la 
garnison  d'une  forteresse  de  l'huile  bouil- 
lante et  de  la  poix  par  les  baies  des  mou- 
charabys  sur  les  casques  des  assiégeants.  Ce 
petit  port  si  pittoresque  est  illustré  par  la 
chanson  célèbre  en  patois  andalou  de  Murillo 
Bravo,  Los  Toros  de  Puerto,  où  le  batelier 
galant  dit  à  la  senora  qui  s'embarque  : 
«  Lleve  V^  lapatita  »,  et  nous  en  fredonnions 
le  refrain  d'une  voix  aussi  fausse  en  espagnol 


284  MÉNAGERIE    INTIME 

qu'en  français,  tout  en  suivant  la  ligne 
bleue,  étroite  comme  une  lisière  de  drap, 
que  l'ombre  tirait  au  pied  des  murs.  Il  y 
avait  marché,  et  c'était  sur  la  place  un 
étalage  de  denrées  exotiques  et  violentes 
d'une  furie  de  couleurs  à  ravir  Ziem.  Des 
guirlandes  de  piments  écarlates  se  balan- 
çaient au-dessus  de  pastèques  d'un  vert  pra- 
sin,  dont  quelques-unes  éventrées  laissaient 
voir  leur  pulpe  rose  tigrée  de  points  noirs 
comme  un  coquillage  de  la  mer  du  Sud. 
Des  grappes  de  raisin  à  gros  grains  d'am- 
bre, rappelant  les  chapelets  turcs  pour  la 
blonde  transparence,  contrastaient  avec  des 
raisins  bleus,  ou  couleur  d'améthyste  à 
reflets  de  pourpre.  Les  garbanzos  arrondis- 
saient dans  les  coufjas  de  sparterie  leurs 
globules  d'or  pâle,  et  les  grenades,  crevant 
leur  écorce,  montraient  leur  écrin  de  rubis. 
Les  marchandes  avec  leurs  fichus  rouges 
ou  jonquille,  leur  jupe  de  soie  noire,  les 
pieds  nus  dans  des  chaussons  de  satin,  — 
et  quels  pieds  !  grands  à  peine  comme  des 


CAMÉLÉONS,    LÉ/.\U1)S    ET    PIES  285 

biscuits  à  la  cuiller!  —  leur  éventail  de 
papier  contre  l'oreille,  eu  guise  de  parasol, 
se  tenaient  fièrement  campées  près  de  leurs 
légumes,  babillant  avec  la  i^racieuse  volu- 
bilité andalouse.  Des  mijos  passaient,  appuyés 
sur  la  fourchette  de  leurs  bâtons  blancs,  la 
veste  à  l'épaule,  la  faja  de  soie,  venant  de 
Gibraltar,  sanglée  sur  le  gilet,  depuis  les 
hanches  jusqu'à  l'aisselle,  la  culotte  de  tricot 
ouverte  au  genou,  et  les  bottes  en  cuir  de 
Ronda  déboutonnées  de  la  cheville  au  jarret, 
ce  qui  est  le  suprême  du  genre,  lançant  des 
œillades  et  serrant  entre  leur  pouce  et  leur 
index  leurs  cigarettes  de  papel  de  Alcoy. 
C'était  un  de  ces  effets  d'aveuglante  lumière 
méridionale  qui  ferait  taxer  de  fausseté  le 
peintre  qui  les  rendrait  dans  leur  vérité 
crue. 

Contre  cette  averse  de  feu  nous  allâmes 
chercher  refuge  dans  le  patio  de  l'auberge 
de  Los  très  Reyes  moros  :  un  patio,  comme 
on  sait,  est  une  cour  intérieure,  entourée 
d'arcades,   rappelant   tout    à   fait,   pour  la 


28()  MKXAaKUIK    INTIME 

disposition,  rimpluviuai  antique.  On  la 
couvre,  à  hauteur  du  toit,  d'un  velarium, 
nomme  tendido,  fait  d'une  toile  rayée  de 
couleurs  vives  et  qu'on  arrose  pour  plus  de 
fraîcheur.  Au  milieu  du  patio,  dans  une 
vasque  de  marbre,  grésille  le  mince  filet 
d'un  jet  d'eau  retombant  en  pluie  fine  sur 
des  caisses  de  myrlhes,  de  grenadiers,  de 
lauriers-roses,  rangées  autour  du  bassin. 
Sous  les  arcades  sont  disséminés  des  canapés 
de  crin,  des  chaises  de  jonc  ;  des  guitares, 
accrochées  au  mur,  font  briller  dans  l'ombre 
leur  ventre  luisant,  illuminé  de  quelque 
vague  reflet,  près  du  disque  tanné  des 
panderos. 

On  retrouve  ces  patios  dans  les  maisons 
moresques  de  l'Algérie,  et  rien  ne  saurait 
être  mieux  imaginé  contre  la  chaleur.  L'u- 
sag3  en  vint  des  Arabes  aux  Espagnols,  et 
dans  beaucoup  de  logis  on  voit  encore  aux 
chapiteaux  des  colonnettes  des  versets  du 
Coran,  glorifiant  Allah  ou  quelque  calife 
dès  longtemps  rejeté  en  Afrique. 


CAMÉLÉONS,    LÉZAi;i)S    ET    PIES  '287 

Après  avoir  vidé  une  alcarraza  d'eau 
fraîche,  nous  nous  retirâmes,  pour  faire  un 
bout  de  sieste,  dans  une  des  chambres  qui 
s'ouvrent  sur  le  patio.  Avant  de  se  fermer, 
nos  yeux  erraient  au  plafond  de  cette  salle 
basse,  lequel,  comme  tous  les  plafonds  es- 
pagnols, était  blanchi  à  la  chaux,  et  orné  à 
son  centre  d'une  rosace  composée  de  quar- 
tiers rouges,  noirs  et  jaunes,  comme  les 
côtes  d'une  balle.  Du  milieu  de  cette  rosace 
pendait  une  ficelle  ou  un  cordon,  sans  doute 
l'attache  d'une  lampe,  mais  le  long  de  cette 
ficelle  se  mouvait  constamment  un  objet 
que  nous  avions  de  la  peine  à  définir.  Nous 
ajustâmes  notre  lorgnon  sous  notre  arcade 
sourcilière,  et  nous  vîmes  que  ce  qui  mon- 
tait avec  tant  de  peine,  après  le  cordon  du 
plafond,  était  une  espèce  de  lézard  d'un 
jaune  grisâtre  et  d'une  configuration  assez 
monstrueuses,  rappelant  en  petit  les  formes 
des  grands  sauriens  disparas  de  l'époque 
antédiluvienne. 

La  fille  d'auberge  consultée,  Pepa,  Lolaj 


288  MÉNAGERIE    INTIME 

Casilda,  —  nous  ne  savons  plus  le  nom 
bien  au  juste,  mais  soyez  sûr  que  la  fille 
était  charmante,  —  nous  dit  que  c'était 
<r  un  caméléon  )>. 

Lola,  prenant  en  pitié  notre  ignorance  et 
voulant  mettre  en  relief  son  savoir  zoologi- 
que, nous  dit  d'un  petit  air  capable  :  «  Ces 
bêtes  changent  de  couleur  selon  l'endroit  où 
elles  se  trouvent,  et  elles  vivent  d'air  (se 
maniienen  de  ayre)  ». 

Pendant  ce  court  entretien,  les  caméléons 
(il  y  en  avait  deux)  continuaient  leur  ascen- 
sion le  long  de  la  ficelle.  On  ne  saurait  rien 
imaginer  de  plus  comique.  Le  caméléon, 
il  faut  l'avouer,  n'est  pas  beau  ;  et  quoique 
la  nature,  dit-on,  fasse  bien  tout  ce  qu'elle 
fait,  en  s'appliquant  ira  pe.i,  il  nous  semble 
qu'elle  eût  aisément  pu  produire  un  animal 
plus  joli.  Mais,  comme  tous  les  grands 
artistes,  la  nature  a  ses  fantaisies,  et  elle 
s'amuse  parfois  à  modeler  des  grotesques. 
Les  yeux  du  caméléon,  presque  entièrement 
sortis    de  la  tète  comme  ceux  du  crapaud, 


CAMÉLÉONS,    LÉZARDS    ET   PIES  289 

sont  ajustés  dans  des  espèces  de  capsules 
extérieures  et  jouissent  d'une  complète  indé- 
pendance de  mouvement.  L'un  regarde  à 
gauche,  tandis  que  l'autre  regarde  à  droite  ; 
une  prunelle  se  dirige  vers  le  plafond, 
Tautre  vers  le  plancher,  avec  une  variété 
de  strabismes  qui  donnent  à  l'animal  les 
physionomies  les  plus  étranges.  Une  poche 
en  manière  de  goitre  s'étend  sous  la  mâ- 
choire et  prête  à  la  pauvre  bête  un  air  de 
satisfaction  orgueilleuse  et  de  rengorgement 
stupide  dont  elle  est  bien  innocente.  Ses 
pattes,  gauchement  coudées,  font  des  saillies 
anguleuses  au-dessus  de  la  ligne  dorsale 
et  se  meuvent  avec  des  efforts  disgracieux 
et  détraqués. 

Un  des  caméléons  était  arrivé  tout  au  haut 
de  la  corde,  au  centre  de  la  rosace,  et  tâtait 
le  plafond  d'une  de  ses  pattes  de  devant, 
pour  voir  s'il  offrait  quelque  possibilité  d'a- 
dhérence et  partant  quelque  moyen  de  fuite. 

En  faisant  cet  essai,  recommencé  pour  la 
centième   fois   peut-être,    il   louchait  d'une 

25 


290  MÉXAGEUIE    IXTIME 

façon  désespérée  et  touchante,  demandait 
aide  à  la  terre  et  au  ciel  ;  puis,  voyant  qu'il 
n'y  avait  nulle  issue  de  ce  côté,  il  se  mit  à 
descendre  d'un  air  triste,  piteux,  résigné, 
emblème  du  travail  inutile,  Sysiphe  de  la 
fatigue  perdue  ;  à  mi-chemin,  les  deux 
bêtes  se  rencontrèrent,  se  lancèrent  des 
œillades  amicales  peut-être,  mais  effroya- 
bles par  leur  divergence,  et  ce  fut  pendant 
quelques  minutes  une  sorte  de  nodosité  hi- 
deuse sur  la  ligne  perpendiculaire  de  la 
ficelle. 

Le  groupe  se  débrouilla  après  les  conter, 
sions  les  plus  bouffonnes,  et  chaque  camé- 
léon continua  sa  route  ;  celui  qui  descen- 
dait, parvenu  au  bout  de  son  fil  de  sus- 
pension, allongea  une  patte  de  derrière 
sondant  le  vide  avec  précaution,  et,  ne 
trouvant  aucun  point  d'appui,  la  ramen^ 
d'un  mouvement  découragé,  dont  il  faut 
renoncer  à  peindre  la  navrante  et  burles- 
que mélancolie.  Par  un  de  ces  rapproche- 
ments d'idées  dont  la  liaison  n'est  pas  appa- 


CAMÉLÉONS,    LÉZARDS    ET    PIES  291 

rente,  mais  que  l'esprit  conçoit  sans  Texpri- 
mer,  ces  caméléons  nous  firent  songer  à 
une  des  plus  sinistres  aqua-tintes  de  Goya, 
représentant  des  spectres  essayant  de  sou- 
lever avec  leurs  faibles  bras  d'ombre  de 
lourdes  pierres  tombales  qui  se  referment 
sur  eux  en  les  écrasant.  —  Lutte  sans  pro- 
portion de  la  faiblesse  contre  la  destinée. 

Pour  délivrer  ces  pauvres  animaux  de 
leur  supplice  nous  les  achetâmes  un  duro 
pièce;  et  commodément  installés  dans  une 
cage  assez  vaste,  ils  furent  dispensés  désor- 
mais de  ces  exercices  acrobatiques  qui 
semblaient  leur  déplaire  beaucoup.  Quant 
à  la  question  de  leur  nourriture,  quelque 
confiance  que  nous  ayons  dans  la  frugalité 
méridionale,  ces  repas  d'air  nous  parais- 
saient à  juste  litre  insuffisants.  Si  un  amou- 
reux espagnol  déjeune  d'un  verre  d'eau,  dîne 
d'une  cigarette  et  soupe  d'un  air  de  man- 
doline, comme  le  valeureux  Don  Sanche, 
les  caméléons  n'ont  pas  de  ces  délicatesses, 
et   ils  mangent   des   mouches  qu'ils  attra- 


292  MÉNAGERIE   INTIME 

pent  d'une  façon  singulière,  en  dardant  du 
fond  de  leur  gorge  une  longue  lance,  cou- 
verte d'une  bave  visqueuse,  qui  colle  les 
ailes  de  l'insecte  et  en  se  retirant  le  ra- 
mène dans  le  gosier. 

Les  caméléons  changent-ils  véritablement 
de  couleur  selon  le  milieu  où  ils  se  trou- 
vent ?  Non  pas,  dans  le  sens  absolu  du  mot; 
mais  leur  peau  semée  de  grains  à  facettes 
boit  plus  facilement  les  reflets  des  couleurs 
environnantes  qu'un  autre  corps.  Placés 
près  d'un  objet  jaune,  rouge  ou  vert,  les 
caméléons  semblent  se  pénétrer  de  cette 
teinte,  mais  ce  n'est  après  tout  qu'un  effet 
de  réfraction  ;  un  métal  poli  se  colorerait 
de  même.  Il  n'y  a  pas  imbibition  réelle.  En 
son  état  naturel  le  caméléon  est  d'un  gris 
jaunâtre  ou  verdâtre.  Cependant,  on  peut 
dire,  quand  on  a  un  peu  l'amour  du  mer- 
veilleux, qu'il  change  de  nuance  à  volonté  ; 
ce  qui  en  fait  un  emblème  de  versatilité  poli- 
tique, quoique  nous  osions  prendre  sur  nous 
de  dire   qu'après  de  minutieuses  observa- 


CAMÉLÉONS,    LÉZARDS   ET    PIES  293 

lions,  longtemps  prolongées,  le  caméléon 
nous  ait  paru  d'une  complète  indifférence 
en  matière  de  gouvernement. 

Nous  voulions  ramener  nos  caméléons  en 
France  ;  mais  la  saison  s'avançait,  et  à 
mesure  que  nous  remontions  du  midi  vers 
le  nord,  en  suivant  cette  côte,  pourtant 
bien  chauff'ée  encore  aux  rayons  du  soleil, 
qui  s'étend  de  Tarifa  à  Port-Vendres,  en 
passant  par  Gibraltar,  Malaga,  Alicante, 
Almeria,  Valence,  Barcelone,  les  pauvres 
bêtes  dépérissaient  à  vue  d'œil.  Leurs  yeux, 
détachés  par  la  maigreur,  leur  jaillissaient 
de  plus  en  plus  de  la  tète.  Ils  louchaient 
chaque  jour  davantage,  et  sous  leur  peau 
vague  et  flasque  leur  petit  squelette  se  des- 
sinait de  station  en  station,  plus  visible. 
C'était  vraiment  un  spectacle  attendrissant 
que  ces  lézards  poitrinaires,  se  traînant 
d'un  air  macabre  et  n'ayant  plus  la  force 
d'allonger  leur  langue  gluante  vers  les 
mouches  que  nous  allions  leur  chercher  à 
la    cuisine    du    navire.    Ils    moururent    à 

?5. 


,294  MÉNAOERIE    INTIME 

quelques  jours  l'un  de  l'autre;  et  la  bleue 
Méditerranée  fut  leur  tombeau. 

Des  caméléons  aux  lézards,  la  transition 
est  facile.  Notre  plus  jeune  fille  reçut  en 
(Cadeau  un  lézard  pris  à  Fontainebleau,  qui 
s'attacha  fort  à  elle.  Jacques  était  du  plus 
beau  vert  Véronèse  qu'on  puisse  imaginer  ; 
il  avait  l'œil  vif,  les  écailles  imbriquées 
avec  une  régularité  parfaite,  et  des  mouve- 
ments d'une  agilité  sans  pareille.  Jamais  il 
ne  quittait  sa  maîtresse  et  il  se  tenait  habi- 
tuellement caché  dans  une  torsade  de  cheveux 
près  de  son  peigne.  Niché  ainsi,  il  allait  avec 
elle  au  spectacle,  à  la  promenade,  en  soirée, 
ne  trahissant  jamais  sa  présence.  Seulement 
quand  la  jeune  fille  jouait  du  piano  il  quit- 
tait son  poste,  lui  descendait  sur  les  épaules, 
s'avançait  le  long  des  bras,  plutôt  vers  la 
main  droite  qui  fait  le  chant  que  vers  la 
main  gauche  qui  fait  l'accompagnement, 
témoignant  ainsi  de  sa  préférence  pour  la 
mélodie  au  détriment  de  l'harmonie. 

Jacques  habitait  une  boîte  de  verre  gar- 


CAMÉLKOXS.    LÉZARDS    ET    PIES  l^OÔ 

nie  de  mousse,  qui  avait  autrefois  contenu 
des  cigares  russes  de  la  maison  Eliseïeph. 
Le  mur  de  sa  vie  privée  était  donc  bien 
transparent.  Sa  nourriture  consistait  en 
gouttes  de  lait  qu'il  venait  lécher  au  bout 
du  doigt  de  sa  maîtresse.  Il  se  laissa  mou- 
rir de  faim  et  de  chagrin,  pendant  une 
absence  de  la  jeune  fille,  qui  n'avait  osé 
l'emporter  en  voyage,  vu  la  rigueur  de  la 
saison. 

Le  moineau  Babylas  ne  fit  que  passer. 
Un  coup  de  griffe  sous  l'aile  termina  son  des- 
tin, et  il  eut  pour  cercueil  une  boîte  à  do- 
mino. 

Reste  à  décrire  Margot  la  pie,  commère 
spirituelle  et  bavarde,  digna  de  manger  du 
fromage  blanc  dans  une  cage  d'osier,  à  la 
fenêtre  d'un  concierge.  Nous  eûmes  beau 
lui  donner  des  répétiteurs  pour  les  langues 
mortes,  on  ne  put  jamais  lui  faire  prononcer 
correctement  le  bonjour  latin  des  pies  pom- 
péiennes. Elle  ne  disait  pas  Ave,  mais  elle 
disait  autre  chose.  C'était  un   oiseau  face- 


296  MÉNAGERIE    INTIME 

tieux  et  bouffon  qui  jouait  à  cache-cache 
avec  les  enfants,  dansait  la  pyrrhique,  atta- 
quait résolument  les  chats,  et  courait  après 
eux  pour  leur  pincer  la  queue  par  derrière, 
malice  dont  elle  semblait  rire  aux  éclats. 
Elle  était  voleuse  comme  la  GazzaladraeWe- 
même,  et  capable  de  faire  pendre  dix  ser- 
vantes de  Palaiseau  sur  de  faux  soupçons. 
En  un  clin  d'oeil  elle  dévalisait  une  table  de 
fourchettes,  de  cuillères,  de  couteaux.  Elle 
prenait  l'argent,  les  ciseaux,  les  dés,  tout  ce 
qui  brillait,  et  partant  d'un  vol  brusque, 
elle  portait  cela  à  sa  cachette.  Gomme  on 
connaissait  l'endroit  où  elle  allait  déposer 
ses  vols,  on  la  laissait  faire  ;  mais  un  jour 
elle  fut  tuée  par  des  domestiques  d'une  mai- 
son voisine,  qui  l'accusèrent  d'avoir  volé 
«  une  paire  de  draps  toute  neuve.  »  — Cela 
ressemblait  un  peu  au  petit  chat  du  Moyen 
de  parvenir,  qui  avait  mangé  les  quatre 
livres  de  beurre,  et  qui  pesait  trois  quarte- 
rons. Les  maîtres  n'en  crurent  pas  un  mot 
et  mirent  ces  drôles  à  la  porte;  mais  dame, 


CAMÉLÉONS,    LÉZARDS   ET  PIES  297 

Margot  n'en  eut  pas  moins  le  col  tordu.  Elle 
lut  regrettée  de  tout  le  voisinage,  qu'elle 
égayait  de  sa  bonne  humeur  et  de  ses 
lazzis. 


VI 


CHEVAUX 


En  voyant  ce  titre,  qu'on  ne  se  hâte  pas 
de  nous  accuser  de  dandysme.  Chevaux  !  ce 
mot  sonne  bien  glorieusement  sous  la  plume 
d'un  littérateur.  Miisa  pedestris,  la  Muse  va 
à  pied,  dit  Horace  ;  et  tout  le  Parnasse  n'a 
qu'un  cheval  dans  son  écurie  —  Pégase  I 
encore  est-ce  un  quadrupède  qui  a  des  ailes 
et  n'est  pas  du  tout  commode  à  atteler  s'il 
faut  en  croire  la  ballade  de  Schiller.  Nous 
ne  sommes  pas  un  sportsman,  hélas  !  et  nous 
le  regrettons  fort,  car  nous  aimons  les  che- 
vaux comme  si  nous  avions  cinq  cent  mille 
livres  de  rente,  et  nous  partageons  l'avis 
des  Arabes  sur  les  piétons.  Le  cheval  est  le 
piédestal  naturel  de  l'homme;  et  l'être  com- 
plet est  le  centaure,  si  ingénieusement  in- 
venté par  la  mythologie. 


CHEVAUX  '  299 

Cependant,  quoique  nous  ne  soyons  qu'un 
simple  lettré,  nous  avons  eu  des  chevaux. 
Vers  1843  ou  1844,  il  se  rencontra  dans  le 
sable  du  journalisme,  passé  à  l'écuelle  de 
bois  du  feuilleton,  assez  de  paillettes  d'or 
pour  espérer  pouvoir  nourrir,  en  dehors  des 
chats,  des  chiens  et  des  pies,  deux  autres 
bêtes  un  peu  plus  grosses.  Nous  eûmes 
d'abord  deux  ponies  du  Shetland,  grands 
comme  des  chiens,  velus  comme  des  ours, 
qui  n'étaient  que  crinière  et  queue,  et  vous 
regardaient  si  amicalement,  à  travers  leurs 
longues  mèches  noires,  qu'on  avait  plutôt 
envie  de  les  faire  entrer  au  salon  que  de  les 
envoyer  à  l'écurie.  Ils  venaient  prendre  le 
sucre  dans  les  poches  comme  des  chevaux 
savants.  Mais  ils  étaient  décidément  trop 
petits.  Ils  eussent  pu  servir  de  chevaux  de 
selle  à  des  babies  anglais  de  huit  ans,  ou  de 
carrossiers  à  Tom  Pouce  ;  mais  déjà  nous 
jouissions  de  cette  structure  athlétique  et 
capitonnée  d'assez  d'embonpoint  qui  nous 
caractérise  et  nous  a   permis  de  supporter, 


300  MÉNAGERIE  INTIME 

sans  trop  ployer  sous  le  faix,  quarante  ans 
de  copie  consécutive;  et  la  différence  entre 
le  maître  et  les  bêtes  était  vraiment  trop 
grande  à  Toeil,  quoique  les  ponies  noirs  en- 
levassent d'un  trot  fort  allègre  le  léger 
phaéton  auquel  les  attachaient  des  harnais 
mignons,  en  cuir  fauve,  qui  semblaient  ache- 
tés chez  le  marchand  de  joujoux. 

Il  n'y  avait  pas  alors  autant  de  journaux 
à  illustrations  comiques  qu'aujourd'hui, 
mais  il  en  existait  cependant  assez  pour 
faire  notre  caricature  et  celle  de  notre  atte- 
lage ;  il  est  bien  entendu  qu'avec  l'exagéra- 
tion permise  à  la  charge  on  nous  prêtait  des 
formes  d'éléphant  comme  à  Ganesa,  le  dieu 
indien  de  la  sagesse,  et  qu'on  réduisait  nos 
ponies  à  l'état  de  toutous,  de  rats  et  de  sou- 
ris. Il  est  vrai  que  sans  trop  d'effort  nous 
eussions  pu  porter  nos  petites  bêtes,  une 
sous  chaque  bras,  et  notre  voiture  sur  le 
dos.  Un  moment  nous  pensâmes  à  en  atteler 
quatre  ;  mais  ce  four  in  hand  lilliputien  eût 
attiré   encore   davantage   l'attention.  Nous 


CHEVAUX  301 

les  remplaçâmes  donc,  à  notre  grand  regret, 
car  nous  les  avions  déjà  pris  en  amitié, 
par  deux  ponies  gris  pommelé,  d'une  taille 
plus  forte,  à  cou  robuste,  à  large  poitrail, 
d'encolure  ramassée,  bien  loin  sans  doute 
d'être  des  mecklembourgeois,  mais  plus  vi- 
siblement capables  de  nous  traîner.  C'é- 
taient deux  juments  :  l'une  s'appelait  Jane 
et  l'autre  Betsy.  En  apparence,  elles  se  res- 
semblaient comme  deux  gouttes  d'eau,  et 
jamais  attelage  ne  fut  mieux  appareillé 
pour  les  yeux;  mais  autant  Jane  avait  de 
courage  autant  Betsy  était  paresseuse.  Tan- 
dis que  l'une  tirait  à  plein  collier,  l'autre  se 
contentait  d'accompagner,  se  ménageant  et 
ne  se  donnant  aucun  mal.  Ces  deux  bêtes, 
de  même  race,  de  même  âge,  destinées  à 
vivre  boxa  box,  avaient  l'une  contre  l'autre 
la  plus  vive  antipathie.  Elles  ne  pouvaient 
se  souffrir,  se  battaient  à  l'écurie  et  se  mor- 
daient en  se  cabrant  dans  leurs  traits.  On 
ne  put  les  réconcilier.  C'était  dommage,  car 
avec  leur   crinière    droite    et    coupée    en 

6 


302  MÉNAGERIE    INTIME 

brosse  comme  celle  des  chevaux  du  Parthé- 
non,   leurs   narines  frémissantes,   et  leurs 
yeux    dilatés  de   colère,   elles  avaient,    en 
descendant  et  en  montant  les  Champs-Ely- 
sées, une  mine  assez  triomphante.  Il  fallut 
chercher  une  remplaçante  à  Betsy,  et   l'on 
amena   une  petite  jument  d'une    robe  un 
peu  plus  claire,  car  on  n'avait  pas  pu  assor- 
tir la  nuance  absolument  juste.  Jane  agréa 
tout  de  suite   la   nouvelle   venue  et   parut 
charmée  de  cette  compagne,  à  laquelle  elle 
fit  les  honneurs  de   l'écurie  avec  beaucoup 
de  grâce.  La  plus  tendre   amitié    ne   tarda 
pas  à  s'établir  entre   elles.   Jane  posait  la 
tête  sur  le  col  de  la  Blanche  —  qu'on  avait 
surnommée  ainsi  parce  que  le  gris  de  son 
poil  tirait  sur  le  blanc,  —  et  quand  on  les 
laissait  libres  dans  la   cour,   après  le  pan- 
sage,   elles  jouaient  ensemble  comme  des 
chiens  ou    des  enfants.    Si    l'une    sortait, 
l'autre  qui  restait  à   la    maison    semblait 
triste,  donnait  des  signes  d'ennui,  et,  lors- 
que du  plus  loin  elle  entendait  sonner  sur 


CHEVAUX  30B 

le  pavé  les  pas  de  sa  camarade,  elle  pous- 
sait comme  une  fanfare  un  hennissement 
de  joie  auquel  l'amie,  en  approchant,  ne 
manquait  pas  de  répondre. 

Elles  se  présentaient  au  harnais  avec  une 
docilité  étonnante,  et  allaient  se  ranger 
d'elles-mêmes  près  du  timon  à  la  place  assi- 
gnée. Comme  tous  les  animaux  qu'on  aime 
et  qu'on  traite  bien,  Jane  et  la  Blanche 
devinrent  bientôt  de  la  familiarité  la  plus 
confiante  ;  elles  nous  suivaient  sans  laisse 
comme  le  chien  le  mieux  dressé,  et,  quand 
nous  nous  arrêtions,  mettaient,  pour  se  faire 
caresser,  le  museau  sur  notre  épaule.  Jane 
aimait  le  pain,  la  Blanche  le  sucre,  toutes 
deux  à  la  folie  les  écorces  de  melon  ;  et, 
pour  ces  friandises,  il  n'est  pas  de  tours 
qu'on  n'en  eût  obtenus. 

Si  l'homme  n'était  pas  odieusement  féroce 
et  brutal,  comme  il  l'est  trop  souvent  envers 
les  bêtes,  comme  elles  se  rallieraient  de  bon 
cœur  à  lui  !  Cet  être  qui  pense,  parle  et  fait 
des  actions  dont  le  sens  leur  échappe,  occupe 


304  yiÉNAGERIE   INTIME 

leur  pensée  obscure  ;  c'est  pour  elles  un 
étonnementetun  mystère.  Souvent  elles  vous 
regardent  avec  des  yeux  pleins  d'interroga- 
tions auxquelles  on  ne  peut  répondre,  car 
on  n'a  pas  encore  trouvé  la  clef  de  leur  lan- 
gage. Elles  en  ont  un  pourtant  qui  leur  sert 
à  échanger,  au  moyen  de  quelques  intona- 
tions que  nous  n'avons  pas  notées,  des  idées 
très  sommaires,  sans  doute,  mais  enfin  des 
idées  telles  que  peuvent  les  concevoir  des 
animaux  dans  leur  sphère  de  sentiment  et 
d'action.  Moins  stupides  que  nous,  les  bêtes 
parviennent  à  comprendre  quelques  mots 
de  notre  idiome,  mais  pas  en  assez  grand 
nombre  pour  causer  avec  nous.  Ces  mots  se 
rapportent  d'ailleurs  à  ce  que  nous  exigeons 
d'elles,  et  l'entretien  serait  court.  Mais  que 
les  animaux  se  parlent,  cela  est  indubitable 
pour  quiconque  a  vécu  un  peu  familière- 
ment avec  des  chiens  ou  chats,  des  chevaux 
ou  toute  autre  bête. 

Par  exemple,  Jane    était    naturellement 
intrépide,  ne  reculait  devant  aucun  obstacle 


CHEVAUX  • 305 

et  ne  s'effrayait  de  rien  ;  après  quelques 
mois  de  coiiabitation  avec  la  Blanche,  elle 
changea  de  caractère  el  manifesta  quelque- 
fois des  peurs  soudaines  et  inexplicables. 
Sa  compagne,  beaucoup  moins  brave,  lui 
racontait,  la  nuit,  des  histoires  de  revenants. 
Souvent,  traversant  aux  heures  sombres  le 
bois  de  Boulogne,  la  Blanche  s'arrêtait  brus- 
quement ou  faisait  un  écart,  comme  si  un 
fantôme,  invisible  pour  nous,  se  dressait 
devant  elle.  Tous  ses  membres  tremblaient, 
sa  respiration  devenait  bruyante,  son  corps 
se  couvrait  instantanément  de  sueur;  elle 
s'acculait  sur  ses  jarrets  si  on  voulait,  avec 
le  fouet,  la  déterminer  à  se  porter  en  avant. 
L'effort  de  Jane,  si  vigoureuse  pourtant,  ne 
pouvait  l'entraîner.  Il  fallait  descendre,  lui 
couvrir  les  yeux  et  la  conduire  à  la  main 
pendant  quelques  pas  jusqu'à  ce  que  la  vision 
fût  évanouie.  Jane  finit  par  se  laisser  gagner 
à  ces  terreurs,  dont  la  Blanche,  rentrée  à 
l'écurie,  lui  révélait  sans  doute  les  motifs  ; 
et  nous-mêmes,    avouons-le    franchement, 


306  MÉN'ArTEUIE    INTIME 

lorsqu'au  milieu  d'une  allée  déchiquetée  de 
clair  et  d'ombre  par  la  lueur  fantastique  de 
la  lune,  la  Blanche,  s'arc-boutant  soudain 
sur  ses  quatre  pieds  comme  si  un  spectre 
lui  eût  sauté  à  la  bride,  refusait  de  passer 
outre  avec  une  obstination  invincible,  elle, 
si  docile  d'ordinaire  qu'il  eût  suffi  du  fouet 
de  la  reine  Mab,  fait  d'un  os  de  grillon, 
ayant  pour  corde  un  fil  de  la  Vierge,  pour 
lui  faire  prendre  le  galop,  nous  ne  pouvions 
nous  empêcher  de  sentir  un  léger  frisson 
nous  courir  sur  le  dos,  et  de  fouiller  l'ombre 
d'un  regard  assez  inquiet,  trouvant  parfois 
l'air  spectral  d'un  Caprice  de  Goya  à  d'inno- 
centes silhouettes  de  bouleau  et  de  hêtre. 

Notre  plaisir  était  de  conduire  nous- 
même  ces  charmantes  bêtes,  et  la  plus 
intime  intelligence  ne  tarda  pas  à  s'établir 
entre  nous.  Si  nous  tenions  les  guides  en 
main,  c'était  par  contenance  pure.  Le  plus 
léger  clapement  de  langue  suffisait  à  les 
diriger,  à  leur  faire  prendre  la  droite  ou  la 
gauche,  à  leur  faire  accélérer  le  pas,  à  les 


(CHEVAUX  307 

arrêter.  Bientôt  elles  connurent  toutes  nos 
habitudes.  Elles  allaient  d'elles-mêmes  au 
journal,  à  l'imprimerie,  chez  les  éditeurs, 
au  bois  de  Boulogne,  dans  les  maisons  oîi 
nous  dînions  à  certains  jours  de  la  semaine, 
avec  tant  d'exactitude  qu'elles  finissaient 
par  être  compromettantes.  Elles  auraient 
donné  les  adresses  de  nos  visites  les  plus 
mystérieuses.  Quand  il  nous  arrivait  d'ou- 
blier l'heure,  dans  quelque  conversation 
intéressante  ou  tendre,  elles  nous  la  rappe- 
laient en  hennissant  et  en  frappant  du  pied 
devant  le  balcon. 

Malgré  le  plaisir  de  courir  la  ville  en 
phaéton  avec  nos  petites  amies,  nous  ne 
pouvions  nous  empêcher  de  trouver  parfois 
la  bise  aigre  et  la  pluie  froide,  quand  vin- 
rent ces  mois  si  bien  caractérisés  sur  le 
calendrier  républicain  :  brumaire,  frimaire, 
pluviôse,  ventôse  et  nivôse;  et  nous  ache- 
tâmes un  petit  coupé  bleu,  doublé  de  reps 
blanc,  que  l'on  compara  à  l'équipage  du  nain 
célèbre  à  cette  époque,  injure  qui  nous  fut 


808  MÉNAGERIE    INTIME 

peu  sensible.  Un  coupé  brun,  capitonné  de 
grenat,  succéda  au  coupé  bleu,  et  fut  lui- 
même  remplacé  par  un  coupé  œil-de-corbeau 
tapissé  de  bleu  foncé,  car  nous  roulâmes 
carrosse,  nous  pauvre  feuilletoniste  n'ayant 
aucune  rente  sur  le  grand-livre  et  n'ayant 
pas  fait  le  moindre  héritage,  pendant  cinq 
ou  six  ans;  et  nos  ponies,  pour  se  nourrir 
de  littérature,  avoir  des  substantifs  pour 
avoine,  des  adjectifs  pour  foin  et  des  adver- 
bes pour  paille,  n'en  étaient  pas  moins  gras 
et  rebondis  ;  mais,  hélas  !  vint,  on  ne  sait 
trop  pourquoi,  la  révolution  de  Février  ; 
beaucoup  de  pavés  furent  déplacés  dans  un 
but  patriotique,  et  la  ville  devint  peu  pra- 
ticable pour  les  chevaux  et  les  voitures  ; 
nous  aurions  bien  escaladé  les  barricades 
avec  nos  agiles  ponies  et  leur  léger  équi- 
page, mais  nous  n'avions  plus  crédit  que 
chez  le  rôtisseur.  Nous  ne  pouvions  nourrir 
nos  chevaux  avec  des  poulets  rôtis.  L'hori- 
zon était  assombri  de  gros  nuages  noirs, 
traversés  de  lueurs  rouges.  L'argent  avait 


CHEVAUX  309 

peur  et  se  cachait  ;  la  Presse,  où  nous  écri- 
vions, était  suspendue  ;  et  nous  fûmes  bien 
iieureux  de  trouver  quelqu'un  qui  voulût 
acheter  bêtes,  harnais  et  voitures,  pour  le 
quart  de  ce  qu'ils  valaient.  Ce  fut  pour  nous 
un  amer  chagrin,  et  nous  ne  jurerions  pas 
que  quelques  larmes  n'aient  roulé  de  nos 
yeux  sur  les  crinières  de  Jane  et  la  Blanche 
lorsqu'on  les  emmena.  Parfois  elles  passaient 
avec  leur  nouveau  propriétaire  devant  leur 
ancienne  maison.  Nous  entendions  de  loin 
résonner  leur  pas  vif  et  rapide  ;  et  toujours, 
un  brusque  arrêt  sous  nos  fenêtres  nous  té- 
moignait qu'elles  n'avaient  pas  oublié  le 
loaris  où  elles  avaient  été  si  aimées  et  si 
bien  soignées;  et  un  soupir  s'exhalait  de 
notre  poitrine  émue  et  sympathique,  et  nous 
disions  :  «t  Pauvre  Jane,  pauvre  Blanche, 
sont-elles  heureuses?  d 

Dans  l'écroulement  de  notre  mince  fortune, 
c'est  la  seule  perte  qui  nous  ait  été  sen- 
sible. 


TABLE 


I.  Temps  Anciens 215 

II.  Dynastie  Blanche 229 

III.  Dynastie  Noire 244 

IV.  Côté  des  Chiens 260 

V.  Caméléons,  Lézards  et  Pies  » 283 

VI.  Chevaux 298 


Imprimerie  de  l'Uaest,  A.  NËZAN,  Mayeaae. 


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2258 

N3 

1891 


Gautier,  Théophile 
La  nature  chez  elle 


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